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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°2, 19 janvier 2009  >  L’expérience de «monnaie fondante» de Wörgl a pris fin il y a 75 ans [Imprimer]

L’expérience de «monnaie fondante» de Wörgl a pris fin il y a 75 ans

Une solution pour des temps de crise?

par Wolfgang Broer

Voici 75 ans qu’une décision du tribunal administratif de Vienne a mis fin – en novembre 1933 – à une expérience monétaire menée par la commune de Wörgl, au Tyrol. Il s’agissait d’un «sauve-qui-peut» face à la crise économique mondiale, qui trouva un écho puissant bien au-delà des frontières autrichiennes. Dans toute l’Europe on en parla – et jusqu’aux Etats-Unis; il fit même école ici où là.

Si l’on en croit le journal «Wiener Tag» du 20 juin 1933, le maire de Wörgl, Michael Unterguggenberger fut, avec celui de Vienne, Karl Steitz, le président de commune le plus en vue des années 1932 et 1933 en Autriche. Et même, pour une brève période, plus connu encore que ce dernier. Le journal viennois «12-Uhr-Blatt» écrivait alors: «D’un seul coup Wörgl est devenu célèbre dans le monde entier. Unterguggenberger est sur le point d’entrer dans l’Histoire.» Dans les années trente du siècle dernier, c’est une idée du théoricien allemand de l’économie Silvio Gesell, qu’Unterguggenberger adapta à la réalité politique et économique de sa commune.
Pour l’essentiel, cette idée consiste à établir, en marge de la monnaie officielle, une seconde monnaie qui n’a cours que dans la commune. Cette monnaie perd chaque mois 1% de sa valeur. Pour contrer cette perte de valeur, les habitants, c’est compréhensible, dépensent rapidement cet «argent fondant». L’argent circule donc rapidement dans la commune – alors qu’auparavant, en raison du revenu de l’épargne élevé (8 à 12%) ou par crainte de temps encore plus difficiles – les gens le gardaient chez eux et donc le retiraient du circuit économique. L’argent habituellement dormant, qui dans le reste de l’Autriche paresse littéralement au fond des bas de laine et sacs en jute, à Wörgl se sent soudain des ailes. Il réapprend le mouvement. Résultat: l’économie locale redémarre, les taxes perçues par le biais du marché se remettent à augmenter, les responsables communaux peuvent donc fournir du travail aux chômeurs – c’est une «micro-spirale vertueuse» qui s’est mise en route pour tenter de sauver une économie moribonde.
Et cela fonctionne à merveille dans le cadre de la politique de déflation pratiquée alors en Autriche et dans le monde entier. Cette politique économique déflationniste et ses consé­quences sociales dévastatrices a largement contribué à la mise à l’écart du Parlement en mars 1933 et à la guerre civile de février 1934.
L’expérience monétaire de Wörgl et ses succès, que beaucoup ont mis en doute, sont aujourd’hui bien documentés. Dès 1933 Franz Klein, un observateur avisé, remarquait dans l’«Österreichischer Volkswirt», la meilleure revue d’économie politique de la Première République – et la plus influente: «La commune de Wörgl, au Tyrol, a pu durant l’année de misère que fut 1932 financer relativement beaucoup de travaux publics tout en maintenant l’équilibre de son budget.»
En tout cas, l’expérience de Wörgl a fait reculer le chômage de 25% à l’époque de sa mise en œuvre (juillet 1932–septembre 1933) – l’équivalent, à l’échelle autrichienne, de 100 000 chômeurs en moins. Or, entre 1932 et 1933 le chômage a augmenté de 20% sur l’ensemble de l’Autriche.
Aux yeux du francophone Claude Bourdet, journaliste à l’influente revue «L’Illustration», Unterguggenberger est même «un diable d’homme». Il a en effet réussi au cœur de l’Autriche politiquement déchirée des années trente à mettre sur pied une utopie politique et sociale à petite échelle – il y faut une adresse diabolique!
Au conseil municipal de Wörgl, toutes les décisions sont prises à l’unanimité.Un maire social-démocrate jouit du soutien total du curé et de son bras droit, ainsi que du chef local de la Heimwehr (milices de «défense du territoire» créées après la Première guerre mondiale, ndlt), Georg Stawa. «Et tout cela, alors que régnait en Autriche un climat qui a conduit un an et demi plus tard à la guerre civile. L’imagination et le sens de l’intérêt général dont a fait preuve Wörgl auraient-ils pu empêcher les tragiques évènements de février 1934?» se demande l’historien Josef Nussbaumer.
Le Suisse J. B. Rusch prétend même, dans ses «Republikanische Blätter» (Feuilles Républicaines, ndlt) que l’Autriche «serait restée libre et indépendante» si l’expérience de Wörgl avait été étendue à tout son territoire. C’est une thèse certes fort plaisante, mais impossible à vérifier scientifiquement. Il est toutefois vrai qu’«on ne peut espérer de paix véritable tant que de vastes pans de la société ne réussissent pas à s’évader de la pauvreté», une des raisons que donne le Comité du Nobel d’avoir décerné le Prix Nobel de la Paix à Mohammed Younous, l’inventeur du micro-crédit.
Unterguggenberger mène un combat sans relâche en faveur de son idée. Il caresse même le projet de donner à Wörgl un statut d’«Etat libre» et «laboratoire monétaire» sous l’égide de la Société des Nations (SDN). Lui, le social-démocrate, établit aussi des contacts étroits avec la droite conservatrice et fascisante de la Heimwehr (voir plus haut, ndlt), par exemple les dirigeants Emil Fey et Richard Steidle, respectivement viennois et tyrolien, et présente ses idées au Ministre de la justice en exercice, Schuschnigg, ainsi qu’au gouverneur du land de Styrie, Rintelen.
Le gouvernement chrétien-social d’Inns­bruck résiste aux appels que lance de Vienne le Ministère des Finances à en finir avec les «folies» de Wörgl en faisant traîner volontairement la procédure, voire en fournissant des renseignements incomplets.  
Quoi qu’il en soit, l’émission d’«argent fondant» osée par Unterguggeberger sera reprise par les communes de Sankt-Pölten et Lilienfeld (Basse-Autriche), Kirchbichl (Tyrol) et Liezen (Styrie). Pour finir 200 communes autrichiennes environ voulaient tenter l’expérience.  
C’est là que le chancelier Engelbert Dollfuss, qui en Conseil des Ministres s’était pourtant exprimé très favorablement au sujet de l’«argent fondant» tire la sonnette d’alarme. Sur les instances du Ministère des Finances et surtout de la Nationalbank et de son président Victor Kienböck – derrière lequel se retranche Dollfuss – le tribunal administratif interdit définitivement l’expérience de Wörgl en novembre 1933. L’«argent fondant» lui-même avait dû être retiré de la circulation dès septembre.
L’expérience de Wörgl dépasse les frontières de l’Autriche, même après avoir été interdite. Elle fascine le président du Conseil français Edouard Daladier, qui se rend à Wörgl en 1934 et s’entretient durant 3 heures avec Unterguggenberger. Elle fascine également le poète américain Ezra Pound qui lui dédie deux de ses célèbres Cantos pisans.
L’expérience de Wörgl fait des vagues jusque sur l’autre rive de l’Atlantique, aux Etats-Unis. 22 villes états-uniennes imitent en 1933 l’exemple de Wörgl. Un projet de loi demandant l’introduction d’argent fondant dans l’esprit de Silvio Gesell et selon le modèle de Wörgl est présenté au Sénat américain et à la Chambre des Représentants. En Tchécoslovaquie aussi un certain nombre de communes se décident à émettre une sorte de monnaie fondante. On y réfléchit également au Liechtenstein, de même qu’à Monaco, Paris et Nice. La Suisse, où certaines villes envisagent l’émission de «monnaie franche» interdit même à Unterguggenberger l’accès à son territoire. Le gouvernement helvétique et ses banques craignent de voir la «fièvre monétaire de Wörgl» s’étendre dans leur pays. Au royaume de Yougoslavie (plus exactement, en Serbie) en France et en Espagne, diverses communes sont encore tentées par l’exemple de Wörgl en 1934,1935 et 1936.
Sans en être personnellement conscient et à plus forte raison sans avoir établi de théorie, Unterguggenberger a contribué dès les années 30 du siècle dernier à inventer et surtout à mettre en pratique la «circulation de monnaie complémentaire». Sur «Wikipédia» le rôle de cette monnaie est formulé comme suit: «Une monnaie complémentaire relève d’un accord conclu par une communauté généralement restreinte d’accepter parallèlement à la devise officielle un autre moyen d’échange. Cette monnaie complémentaire peut être aussi bien une marchandise ou un service, qu’un bon à valoir représentant l’équivalent en argent. Elle est de l’argent en ce sens qu’elle remplit la fonction habituelle dévolue à l’argent. Un tel accord vise à compenser des déséquilibres sociaux, économiques ou écologiques résultant de la situation de monopole de la devise officielle lorsque celle-ci demeure rare sur une longue période, sans vouloir la remplacer totalement.»1
Ce que Silvio Gesell a formulé en théorie voici presque un siècle et dont il a fait la base de son étude en 18 volumes, et qu’Unterguggenberger a mis en pratique à Wörgl dans les années 30 du siècle dernier, trouve sa place dans notre actualité – et des ouvrages scientifiques modernes ont repris le sujet. «Le système du loyer de l’argent réalise de manière invisible et à l’insu du plus grand nombre une répartition du bas vers le haut. Contrairement à l’opinion communément admise selon laquelle ce système est profitable pour tous ceux qui perçoivent des intérêts, seule une petite minorité en tire profit, la majorité de la population étant la victime ou en tout cas le perdant du système.» selon Bernd Senf, économiste de renom et professeur d’économie politique à l’Université de Berlin. Et il ajoute «Crédit égale intérêt, et intérêt signifie que l’on encaisse plus que l’on n’a prêté». «Il devient nécessaire à notre époque de revenir à une économie de proximité» déclarent pour leur part Erich Kitzmüller et Herwig Büchele dans leur ouvrage intitulé «Das Geld als Zauberstab und die Macht der internationalen Finanzmärkte» (L’argent, une baguette magique au service de la puissance des marchés financiers internationaux). Pratiquer une économie de proximité et la solidarité dans une communauté: voilà ce qu’on fit à Wörgl lors de l’expérience de la monnaie fondante.
Rien d’étonnant à ce que l’exemple de Wörgl ait aujourd’hui encore diverses postérités. Au début des années 80 la fondation d’un système d’échanges a créé un mouvement qui, selon Bernard Lietaer, expert en systèmes monétaires, utilise au total 4000 monnaies complémentaires de par le monde, aux USA, en Europe, dans presque toutes les nations industrialisées, mais aussi dans les pays émergents et en développement. Leur diversité est prodigieuse: il existe des monnaies complémentaires classiques, comme à Wörgl (mais dont la plupart ne sont pas «fondantes»), des cercles de troc, des «sociétés Barter» (sociétés de crédit mutuel fonctionnant entre PME et fournissant à ses membres des prêts sans intérêt, ndlt), des bourses temporaires et des bons régionaux (bons pour des marchandises utilisables seulement dans une région donnée); il existe même des «monnaies» couvertes par de l’énergie, visant à garantir durablement aux régions correspondantes des avantages économiques ou écologiques. Sans cesse éclosent de nouvelles initiatives qui ne «rentrent pas dans des cases».
Les monnaies complémentaires sont une sorte de boîte à outils où l’on peut se servir d’outils pour bricoler quelque chose. Mais le but est toujours de mettre au point un système sur mesure permettant à une commune, une ville ou une région de créer de la valeur supplémentaire au service de la communauté.
En Autriche il y a des centaines de cercles de troc. En simplifiant, leur fonctionnement est le suivant: un spécialiste des ordinateurs propose à un boulanger d’améliorer son système informatique. Pour ce service il reçoit, virtuellement ou sous forme de bon, une certaine valeur d’échange. Qui lui permettra d’obtenir du pain chez le boulanger ou de payer l’installateur.
Mais il y a aussi des monnaies complémentaires classiques («argent local»), par exemple le «Babenbergertaler» à Mödling, le»Styrrion» à Graz ou le «Silbergulden» à Hall. Emises par la ville, elles ne sont acceptées que par les commerçants et prestataires de services de cette même ville, ce qui est censé profiter à l’économie locale. Et à Wörgl aussi on refait une petite expérience: Le premier octobre 2005 on a créé une monnaie complémentaire réservée aux jeunes. Tous les plus de 12 ans peuvent participer. Ils travaillent dans des services locaux, des associations ou rendent des services à leurs voisins. En échange, ils reçoivent des tickets – en principe, chaque heure travaillée vous rapporte un à-valoir de 2,5 euros. Ils peuvent échanger ces tickets à la mairie contre des bons leur permettant d’effectuer des achats dans les entreprises régionales ou de pratiquer des activités de loisir (piscine, piste de luge, patinoire).    •
(Traduit par Michèle Mialane, www.tlaxcala.es)

1     Définition de monnaie complémentaire sur Wikipédia en français: «Les monnaies complémentaires communautaires décrivent un vaste groupe de monnaies et de systèmes de bons conçus pour être utilisé en combinaison avec des monnaies standards ou d’autres monnaies complémentaires. Elles peuvent être évaluées par rapport aux monnaies nationales, ou échangées avec elles, elles fonctionnent néanmoins comme un moyen d’échange à part entière. Les monnaies complémentaires sont en dehors du cadre national du cours légal, et n’ont donc pas cours légal. Taux de change, zone de circulation et utilisation avec d’autres monnaies diffèrent grandement entre les différents systèmes de monnaie complémentaire, comme dans le cas des systèmes de monnaie nationale.
    Certaines des monnaies complémentaires communautaires incluent des échelles de valeur basée sur le temps ou des réserves de ressources réelles (or, pétrole, service etc.) Une monnaie basée sur le temps est évaluée par le nombre d’heures passées pour réaliser un service, indépendamment de la valeur de marché potentielle du service.
    Des monnaies complémentaires incluent le principe de la monnaie fondante, une dévaluation intentionnelle de la monnaie à travers le temps, semblable à un taux d’intérêt négatif. Cela stimule les échanges de la monnaie dévaluée, propage une participation étendue au système de monnaie et décourage le stockage de la richesse (thésaurisation) pour lui préférer des outils qui stockent la valeur de manière plus permanente comme la propriété, l’amélioration, l’éducation, la technologie, la santé, etc.
    D’autres systèmes de monnaie complémentaire communautaire utilisent de forts taux d’intérêts pour promouvoir une forte compétition entre les participants, et le retrait de la richesse de structures qui la maintiennent à long terme (richesse naturelle, matérielle, propriété, etc.) pour aider le processus d’industrialisation rapide, de production de masse, d’automatisation et d’innovation compétitive.
    La capacité à spéculer est en général absente des paramètres de conception des monnaies complémentaires. Les monnaies complémentaires sont souvent, et de manière intentionnelle, restreintes dans leur étendue régionale, dans leur durée de validité ou dans leur secteur d’utilisation. Elles peuvent nécessiter d’être membre d’une communauté d’individus.»