«L’Europe peut beaucoup apprendre de l’Amérique latine»Une décennie perdue pour l’Amérique latine: réflexions au sujet du consumérisme, du service de la dette et des droits de l’Amérique latineInterview de Rafaël Correa, président de l’Equateur, accordé à Harald Neuber, weltnetz.tvweltnetz.tv: Monsieur le Président, des centaines de milliers d’Européens souffrent actuellement des effets de la crise de l’Euro, notamment dans les pays du Sud de l’UE: la Grèce, Chypre, l’Espagne. Alors que l’UE s’accroche aux vieilles recettes, votre gouvernement propage le concept du «bien vivre». Beaucoup de citoyens de l’UE se posent justement cette question: comment vivre de la bonne façon? Et surtout: comment un gouvernement peut-il garantir le «le bien vivre»? Le Président Rafaël Correa: A vrai dire, personne ne peut le garantir, mais on peut en poser les fondements. Ce n’est pourtant pas un concept de mon gouvernement, mais des indigènes. A l’origine, il provient du peuple Aymara en Bolivie. Il a été aussi adopté par les membres des Quichua en Equateur. Dans cette langue, cela s’appelle «Sumak Kawsay». Il s’agit là de vivre en toute dignité, sans aspirer à toujours plus de richesse. Il s’agit de vivre en harmonie avec la nature et son prochain. C’est à partir de cette position des indigènes que se développe la critique de notre gouvernement envers le modèle de consommation des pays occidentaux. Nous aspirons aux mêmes valeurs afin que nos populations puissent vivre en toute dignité, sans aspirer à toujours plus, mais aussi sans connaître le grave manque, dans lequel une grande partie de la population équatorienne et d’Amérique latine est confinée aujourd’hui encore. Le but est de se réaliser soi-même, en harmonie avec les autres cultures et avec la nature. Lors de votre visite à Berlin vous vous êtes aussi préoccupé de la crise de l’Euro. Lors d’une conférence à l’Université Technique (TU) de Berlin vous avez dit que l’Amérique latine avait déjà suffisamment souffert sous ce que l’Europe vit actuellement. Est-ce que l’Europe peut apprendre de vous? Cela dépend si le but poursuivi est de surmonter la crise rapidement et avec des contraintes minimales pour la population. Dans une telle situation, il s’agit naturellement d’abord des erreurs qui ont été commises: par exemple lors de l’introduction de l’Euro ou par le manque de réajustement de la productivité et des salaires. Mais si la volonté existe de maîtriser cette crise sans grand dommage pour les citoyens normaux, l’Europe peut beaucoup apprendre de l’Amérique latine. La première leçon est de ne pas faire les mêmes erreurs que nous avons faites. Car les mesures prises en Amérique latine ont prolongé et aggravé la crise. Et nous observons justement la même politique actuellement en Europe. Mercredi, vous avez rencontré la chancelière Angela Merkel à Berlin. Avez-vous l’impression que l’Allemagne et l’Europe sont à l’écoute de l’Amérique latine? Vous savez, en général je ne donne pas de conseils tant que l’on ne me le demande pas. Mais à l’Université de Berlin on nous a proposé le sujet «voies pour sortir de la crise». Nous avons donc pour cela comparé quelques crises en Amérique latine avec les problèmes actuels en Europe. Les ressemblances sont frappantes. Au début des années 80, nous avions aussi une crise d’endettement. Elle venait du fait que le capital financier international nous a pour ainsi dire imposé des emprunts. Et lorsque la crise est arrivée, nous nous sommes trouvés face au problème du surendettement. Dans beaucoup de cas cet argent superflu des marchés financiers a été versé à des dictatures sans aucun contrôle social ou sans légitimation démocratique. Lorsque la crise s’est développée, le Fond monétaire international est arrivé avec ses soi-disant paquets d’aide. Est-ce qu’il s’agissait de surmonter cette crise? Non, il s’agissait pour lui de garantir le remboursement de ces dettes immenses. C’est pour cela que la résolution de la crise a été retardée de plus de dix ans. Aujourd’hui on parle de la décennie perdue pour l’Amérique latine. L’Equateur, par exemple, a démarré dans les années 90 avec le même revenu par tête que ce pays avait déjà enregistré en 1976. Et tout cela parce que l’on a servi les intérêts des banques et non pas les intérêts des populations. Nous voyons cette erreur aujourd’hui aussi en Europe. Un nouveau dialogue entre les pays du Nord et du Sud est-il nécessaire? L’ONU ne peut apparemment pas remplir cette fonction. La leçon est pourtant et cela je l’ai dit à la TU de Berlin, que l’Europe doit réfléchir aujourd’hui sur l’économie politique. Il y a dans cette crise de grands problèmes politiques, pas de problèmes techniques. Il s’agit de savoir qui a le pouvoir dans la société. Ne nous voilons pas la face: en Equateur aussi, la haute finance a dicté la politique par le passé. Ces dernières années, en Amérique latine, se sont créées de nombreuses alliances comme la Celac ou l’Alba. Comment est-ce que cela a modifié la politique internationale et comment peut-on influencer l’architecture financière? Cela peut changer beaucoup de choses. Nous développons ces projets pas à pas et nous en avons déjà atteint beaucoup. L’objectif de l’Union des Etats d’Amérique du Sud, l’Unasur, depuis sa création en 2008, va bien au-delà de ce que l’Union européenne a développé dans le même laps de temps, par exemple dans le commerce. Il est tout de même étonnant de voir comment 27 pays avec des sujets et des cultures politiques différentes, des religions et des langues différentes, ont pu s’associer. Et il est tout aussi étonnant de constater que les pays d’Amérique latine avec des langues, des cultures et des systèmes politiques presque semblables n’y soient pas parvenus. Par exemple dans la nouvelle architecture financière régionale, que nous discutons actuellement et que nous développerons, je l’espère, bientôt. Tout cela a déjà commencé avec un nouveau système de compensation dans le commerce. Il y a aussi des résistances contre la politique de la nouvelle gauche en Amérique latine. Au Honduras et au Paraguay, des gouvernements progressifs ont été renversés. Il y avait une tentative de putsch contre votre gouvernement, ainsi qu’en Bolivie et au Venezuela. Est-ce que l’impression que les gouvernements de gauche en Amérique latine n’arrivent pas à créer un consensus politique est réelle? Comment pouvons-nous atteindre un consensus si nous détruisons justement des siècles de structures établies? Vous avez évoqué cinq tentatives de déstabilisation, dont deux ont réussi. Toutes les tentatives de putsch et de coup d’Etats se dirigeaient contre des gouvernements progressifs. Aucun gouvernement de droite n’était concerné. Cela montre clairement ce qui se passe. Apparemment nous sommes le danger. La démocratie est bonne aussi longtemps qu’elle n’entreprend pas de changement. Mais avec les nouvelles démocraties et les gouvernements progressifs il y a un changement et cela fait monter des ennemis puissants sur les barricades. Il ne faut pas croire que l’Amérique latine ait été un paradis, un exemple social et économique. Il y existait des injustices et des inégalités. Est-ce que le conflit après les élections récentes au Venezuela s’explique aussi par les différences massives dans les sociétés? Oui. La droite vénézuélienne a toujours essayé d’atteindre un résultat un peu juste pour mettre en place ses plans de déstabilisation. Aussi à l’époque d’Hugo Chávez. Heureusement, tous les résultats électoraux étaient pendant son mandat très clairs et cela a contrecarré ses plans. Si Hugo Chávez avait seulement gagné avec un faible taux de différence, l’opposition n’aurait pas reconnu sa victoire jusqu’à aujourd’hui. Parlons des relations avec les médias. Pourquoi les gouvernements réformateurs de gauche sont-ils en conflit permanent avec les médias? Qui, pensez-vous, appartient aux adversaires des processus en cours sur lesquels nous venons de parler? C’est-à-dire à ceux qui fabriquent le chaos et font des putsch? Qui était le plus grand conspirateur à l’époque du gouvernement de Salvador Allende? Le quotidien «El Mercurio»! On n’en parle plus aujourd’hui, parce qu’on dit aussitôt que c’est une atteinte à la liberté d’expression. Voyez-vous ici la raison du manque de compréhension pour les forces progressives d’Amérique latine au sein de l’opinion publique européenne? Certainement, parce qu’entre nous il n'y a pas d'information mais uniquement de la propagande. Nous ne sommes pas les seuls à le dire. Nous voyons donc qu’il existe deux discours différents sur les droits de l’homme et la liberté d’expression en Europe et en Amérique latine. Cela joue-t-il aussi un rôle dans le cas de Julian Assanges? Avant de parler du cas de Julian Assange, je voudrais encore ajouter une chose. Voyez-vous, quand on ne peut pas nous critiquer, parce que les choses sont tout simplement trop évidentes, parce que la pauvreté diminue, ainsi que l’inégalité, parce que nous avons gagné les élections et qu’il y a une vraie démocratie, alors on vient avec des concepts abstraits comme la liberté. L’Equateur fait partie des dix premiers Etats du monde qui ont ratifié le Protocole facultatif pour le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies. L’Allemagne n’y pense apparemment pas. Cela est-il aussi un sujet de discussion au niveau gouvernemental? Non, je ne m’y connais pas beaucoup avec cet accord. Mais je peux dire juste une chose en vue du cas de Julian Assange. Avant que nous lui ayons assuré l’asile, nous avons exactement étudié les directives relatives au droit international. Et c’est impressionnant: les Etats d’Amérique latine ont signé tous les accords possibles. Celui sur la Cour internationale de justice, le Tribunal de La Haye ou la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Mais ceux qui parlent le plus des droits de l’homme, n’ont rien signé. L’Equateur fait partie d’un groupe de sept Etats d’Amérique latine qui ont signé tous les accords relatifs aux droits de l’homme de la région. Le Pacte de San José contre la torture, contre la peine de mort, tout. C’est la même chose pour les accords internationaux. Mais les pays qui parlent le plus des droits de l’homme n’ont rien signé. C’est un discours vide qui n’est pas suivi d’actes, parce que les directives correspondantes seraient ensuite engageantes. Nous voyons ici une énorme contradiction morale. • Source et transcription: Weltnetz.tv, |