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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°9, 4 mars 2013  >  Le modèle de paix suisse et la question énergétique [Imprimer]

Le putsch de la CIA et du MI6 en Iran réveilla des craintes en Suisse

ts. Le putsch contre Mossadegh, le Premier ministre iranien élu démocratiquement, accompli par le MI6 et la CIA en août 1953 a été examiné à la loupe en Suisse. Le conseiller aux Etats socialiste, Emil Klöti, a dit tout haut ce que maints Confédérés pensaient tout bas lorsqu’il a attiré l’attention sur le fait que la possession de son propre pétrole, pour un pays, n’était pas sans risque, car il pouvait éveiller le désir des grandes puissances. C’est pourquoi la Suisse devait conserver la recherche du pétrole en ses propres mains. L’opposition politique, alors sous la houlette du conseiller national Paul Kunz du parti libéral, a de son côté mis en garde, en mars 1953, à propos de la possession de pétrole qui pouvait mettre en danger l’indépendance et la neutralité – à cause de la soif de pétrole des autres pays (cf. Ganser p. 93 sq.)

Le modèle de paix suisse et la question énergétique

Première partie: Comment un petit Etat reste-t-il souverain? Avec de l’énergie fossile ou de l’énergie renouvelable? – Un regard dans l’histoire énergétique suisse du XXe siècle et les conséquences pour l'avenir

par Tobias Salander, historien

Suite à l’accident nucléaire de Fukushima, beaucoup de pays ont entamé la sortie de l’énergie nucléaire. Entre autre la Suisse. De l’autre côté, il y a des pays tels que la France qui veulent maintenir plus de 50 centrales nucléaires en activité. En même temps, tout porte à croire qu’en 2006 le Peak Oil a été atteint, étant donné que la quantité de pétrole conventionnel extrait, cela veut dire du pétrole qui peut être produit relativement bon marché, est en baisse. Depuis pas mal de temps, la notion de transition énergétique vers les énergies renouvelables est sur toutes les lèvres. De même les notions d’autosuffisance et de souveraineté énergétiques. Notamment un petit Etat fédéraliste tel que la Suisse est confronté à la question de savoir comment assurer l’énergie nécessaire sans courir le risque de chantage. Il est impératif et séant pour un Etat fédéraliste de se libérer des énergies fossiles, qui doivent toutes être importées de l’étranger, et d’encourager la transition vers un approvisionnement en énergie décentralisé, aussi pour éviter de menaçantes pannes de courant générales.
Ce qui peut arriver dans des situations de crise à un petit Etat comme la Suisse, un Etat sans accès à la mer, nota bene, qui peut vite être encerclé, d’une part par une grande puissance européenne continentale, d’autre part par ses adversaires insulaires et transatlantiques, l’histoire l’a démontré suffisamment. Pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale la Suisse a été très tôt en butte aux chantages agressifs – et non seulement par les voisins de l’autre côté du Rhin. Que la situation actuelle, avec une UE en crise et capable de tout, puisse facile­ment s’aggraver, on a dû l’éprouver suffisamment ces derniers mois. C’est une raison suffisante pour jeter un coup d’œil sur l’histoire et de poser la question de savoir comment la Suisse a pu tenir bon au XXe siècle. Que les réponses puissent servir à tirer des conclusions pour le XXIe siècle et que l’on s'applique à obtenir la plus grande autosuffisance énergétique possible – additionnelle à la souveraineté alimentaire et au maintien d’une armée de milice puissante.
Le livre de Daniele Ganser «Europa im Erdölrausch» (cf. l'analyse de l'ouvrage dans «Horizons et débats» no 1/2 du 14/1/13), contenant une histoire suisse du XXe siècle axée sur la protection des ressources, a été d’une importance primordiale pour ces réflexions.

XIXe siècle: le début de «l’intermède fossile» en Suisse

Les humains ont besoin d’énergie pour vivre. Tout au long de l’histoire de l’humanité celle-ci se composait d’énergies renouvelables, à l’exception d’une courte période, que l’on peut appeler un «intermède fossile». Il s’agissait du solaire, des produits issus de la photosynthèse tels que le bois, puis de l’eau, du vent et de nos jours aussi de la biomasse, du biogaz et de la géothermie. Certes, à l’époque pré-fossile cela a mené à des crises énergétiques qui se manifestaient par des famines: Ainsi la Suisse – ayant à peu près 1,6 millions d’habitants en 1800 – fut atteinte d’une terrible famine en 1817. Cette année-là, on comptait 130 jours de pluie. Ce n’est que lorsqu’on a commencé à exploiter des combustibles fossiles que la souveraineté énergétique et aussi alimentaire a pu être améliorée. Ce sont exactement ces combustibles fossiles qui ont provoqué dans notre pays et beaucoup d’autres une véritable fièvre déclenchant un essor insoupçonné.

Shell Switzerland: pas une entreprise suisse

Certes, déjà en 1746, Johann Jakob Scheuchzer, un représentant du siècle des Lumières, avait décrit des fuites de pétrole près du lac de Walenstadt et au Tödi, mais le commerce avec l’or noir a démarré seulement au XXe siècle. C’était la société pétrolière anglo-hollandaise Shell, qui vendait ses produits pétroliers depuis 1906 aussi en Suisse – en 1949 la société s’est donné le nom de «Shell Switzerland». Depuis 1923, le pétrole a été tranporté par bateau via Rotterdam à Bâle. Shell, actuellement le plus grand groupe énergétique en Europe avec un bénéfice de 28 milliards de dollars en 2011, a engagé tôt et de préférence aussi des ingénieurs de pointe suisses. On a appelé le «Swiss Gang», ces géologues pétroliers suisses au service de Royal Dutch Shell.

Esso Switzerland – une succursale de Rockefeller

Mais la concurrence de Shell, la Standard Oil de Rockefeller était aussi active en Europe. Elle y fondait des succursales, dirigées à partir des Etats-Unis, mais ressemblant en apparence aux entreprises européennes. En Allemagne, c’était la DAPG, Deutsch-Amerikanische Petroleum-Gesellschaft, en Italie la Siap, Società Italo-Americano del Petrolio. La DAPG et la Siap fondèrent ensuite sur commande de Rockefeller en Suisse la Pico, Petroleum Import Cie. Plus tard, la Pico fut rebaptisée Esso Switzerland.
Dans toute l’Europe, Standard Oil construisit des centres de relais au bord des voies navigables, les desservant avec leurs pétroliers: Rotterdam, Mannheim, Huningue, Savone et Venise. Les transports se poursuivaient ensuite au moyen de wagons citernes sur rails puis en chars citernes tirées par des chevaux, finalement dans des tonneaux de bois et des seaux.

BP – le troisième acteur étranger sur le marché énergétique suisse

La troisième entreprise de la bande fut la fondation britannique Anglo-Persian Oil Company (Apoc), ensuite dénommée BP qui entra, en 1927, par un achat dans le marché suisse. Ainsi Shell, Esso et BP étaient les acteurs principaux sur le marché local. Car la Suisse avait un problème: elle était obligée d’importer tout le pétrole.

1915: La Suisse perd sa souveraineté économique

Au cours de la Première Guerre mondiale la question de l’autosuffisance, ou bien de la souveraineté énergétique et respectivement du manque des deux, est devenue pressante. La situation était telle que la Suisse n’était pas en mesure de maintenir sa souveraineté économique qu’elle perdit en 1915. Le blocus maritime britannique, qui avait également de l’impact sur la Suisse, en était la raison. L’Entente exigea, en flagrante violation du statut de neutralité garanti par le droit international, que notre pays s’imbrique dans le mur du blocus économique des Alliés, un affront que le Conseil fédéral réfuta clairement. Mais la Suisse était mal préparée, notamment face à une guerre à long terme; on avait prévu, à l’in­star des autres pays, une guerre de courte durée. En plus, la Suisse, pays sans accès à la mer, ne disposait ni de ports maritimes internationaux ni de bateaux ni de voies d’accès assurées. Ainsi la Suisse était exposée au chantage dont l’Entente tira le plus grand profit possible, sans scrupules! Voilà une leçon politiquement réelle que notre pays n’oubliera pas facilement. Ainsi en 1915, les Alliés retinrent par exemple le pétrole, le caoutchouc et le riz! Mais en décembre 1914 déjà, la France avait coupé court à toute exportation de pétrole en Suisse, de crainte qu’il ne parvienne en Allemagne, ce qui eut comme effet que la lumière dans les foyers suisses, un pays qui n’était pourtant pas impliquée dans cette guerre, s’éteignit.
Tout de même, la France condescendit plus tard à accorder, par grâce, des contingents.

La «SSS» – instrument de la guerre économique des Alliés

La marine britannique, dominant les océans, put arrêter à son aise les pétroliers chargés de marchandises destinées à la Suisse neutre. Ainsi le Conseil fédéral, désillusionné, dut constater en mai 1915 que la France et la Grande-Bretagne tenaient la Suisse fermement dans leurs mains, tirant les ficelles à leur aise. Dans cette situation, la Suisse n’aurait pas la moindre chance de s’en tirer et aurait trois options: mourir de faim, se battre ou accepter le contrôle par l’Entente. Le gouvernement fédéral opta pour le moindre des maux, la troisième variante.
Ainsi on créa, le 26 août 1915, la Société suisse de surveillance économique (SSS) composée de 15 personnalités suisses. Sur ordre de la France et de la Grande-Bretagne, ce groupe fut chargé de surveiller la totalité des importations et exportations. Mais étant donné les bases à Paris, Londres, Rome et Washington, la SSS n’était en fait que l’instrument de la guerre économique des Alliés, fait qui se solda par le sobriquet «Souveraineté suisse suspendue» manifestant l’amère leçon qu’avec la SSS, la Suisse avait perdu sa souveraineté économique.

Défense du pays sans autosuffisance énergétique?

Cette chronologie nous montre clairement qu’un pays neutre ne peut – en situation de crise, en cas de guerre – se contenter d’invoquer le droit international – il doit également être en mesure d’insister sur sa ferme volonté que le droit international soit respecté.
En effet, le Traité de la Haye de 1907 lui impose même le devoir de le faire. A l’époque tout comme aujourd’hui, la défense militaire du pays en faisait parti intégrante. Ainsi, le 3 août 1914, l’Assemblée fédérale élit Ulrich Wille comme général de l’Armée suisse. L’exemple de la SSS montre bien que la composante militaire d’un petit pays ne suffit pas pour le protéger, bien que sa combativité doive rester un pilier de sa stratégie de défense. Une prévoyance circonspecte dans l’ensemble est indispensable, notamment une prévention des risques économiques du pays et un concept énergétique. Or, à l’instar de la neutralité qui ne vaut rien sans armée, l’armement sans autosuffisance n’est pas un concept durable.

1916: la quête du pétrole en Suisse

Pour cette raison on débuta également en Suisse la recherche de pétrole. Dans les années 1916 à 1919 deux entreprises, l’aciérie Georg Fischer à Schaffhouse et l’entreprise Sulzer à Winterthour firent effectuer par deux géologues suisses des forages d’essai – sans effet. Plus tard, on estima que cette circonstance était positive étant donné que la Suisse s’épargnait ainsi d’éventuelles invasions, des coups d’Etat provoqués de par l’extérieur et des révoltes, monnaie courante dans les pays exportateurs de pétrole au XXe siècle. Que de tels événements ne se produisent pas au XXIe siècle, le siècle des guerres de l’eau selon les prophéties de Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU, dans le château d’eau suisse, voilà ce que les générations futures doivent garantir; il incombe aux écoles et aux médias de rendre évident aux adolescents le caractère explosif de la question des ressources – étant donné que celles-ci sont sous le contrôle centraliste de quelques grands groupes – et d’éveiller en eux l’enthousiasme pour un approvisionnement en énergie décentralisé, durable et local – ceci notamment en renforçant les matières scientifiques à l’école.

1937: Le Conseil fédéral nomme un mandataire de l’économie de guerre

La Suisse, la Suède et l’Irlande ne connurent pas d’occupation pendant la Seconde Guerre mondiale – et si c’était, entre autre, parce qu’elles n’avaient pas de champs pétroliers?
La Suisse avait fait ses devoirs en partie en tirant les leçons de la Première Guerre mondiale: Au milieu des années 30, comme l’évidence fut incontournable qu’il y avait de l’orage dans l’air et qu’il fallait s’attendre à une guerre, le conseiller fédéral Hermann Obrecht, directeur du Département fédéral de l’économie publique depuis 1935, nomma, le 1er avril 1937, un mandataire de l’économie de guerre chargé de faire des réserves en matières premières et en denrées vitales.
Le conseiller fédéral Obrecht, ayant vécu la Première Guerre mondiale, était fermement résolu à garantir la survie de la population en cas de crise alimentaire. Alors, l’énergie fut récupérée du bois du pays et de l’énergie hydraulique, tandis qu’il fallait importer le charbon et le pétrole qui, en 1938, ne couvrait que 20% des besoins en énergie. A l’époque, on consommait 30 fois moins de pétrole qu’en 1973! Et malgré tout, lors de la Seconde Guerre mondiale, la Suisse fut confrontée à une nouvelle crise énergétique de longue durée.

Le Conseil fédéral en mai 1940: «Comme dans une souricière…»

Le 1er avril 1938, il fut décrété par la loi que l’économie de guerre n’était pas sous les ordres du Département militaire fédéral (DMF) mais sous la direction du Département de l’économie publique – tirant ainsi les leçons de la Première Guerre mondiale.
Après l’occupation de la Pologne et la mobilisation de l’armée suisse, la Suisse fut, à partir du 4 septembre 1939, administrée selon les critères de l’économie de guerre. La situation était désastreuse, une fois de plus il s’avérait qu’on avait sous-estimé trop longtemps la malice des temps, respectivement qu’un petit pays sans accès maritime ne pouvait tenir que difficilement lorsque les grandes puissances tendaient leur piège. Et à l’instar de la Première Guerre mondiale, celui-ci fut double.
Après la défaite de la France, en mai 1940, la Suisse était de nouveau encerclée, cette fois par les voisins devenus fascistes. En plus, le danger était imminent que, lors d’une victoire des fascistes, la Suisse se verrait répartie, selon les frontières linguistiques, entre l’Allemagne, la France et l’Italie. D’autant plus grand fut la volonté de résister dans notre pays.
Un rapport du Conseil fédéral sur la situation de la Suisse après la défaite de la France en mai 1940 nous apprend à quel point la situation fut sérieuse: «Notre situation était devenue comparable à celle d'une souricière. Il fallait des efforts permanents au plan de la politique économique et diplomatique pour préserver notre population d’une lente mort de faim.»

(Source: L’économie de guerre en Suisse 1939/1948, Rapport du Département fédéral de l’économie publique, publié par la Centrale fédérale de l’économie de guerre, Berne, 1951, p. XV)

Comment assurer l’approvisionnement en charbon et en pétrole face au double encerclement par les nazis et les Alliés?

Tout d’abord, le Conseil fédéral déclara la guerre à l’inflation, décrétant le gel des prix, ce qui signifia la suppression du marché libre.
Lorsque le conseiller fédéral Obrecht, épuisé par son travail lourd et accablant, succomba à un infarctus, la tâche de consolider l’économie de guerre fut transférée à son successeur Walther Stampfli. En 1943, celui-ci disposait déjà de 3600 collaborateurs et 8 offices d’économie de guerre, entre autres l’Office fédéral de guerre pour l’alimentation, l’Office fédéral de guerre pour l’industrie et le travail, lui-même subdivisé en 19 sections. Une section principale en était la Section Energie et Chaleur: elle était chargée de fournir du charbon et du pétrole – ce qui aurait relevé de l’impossible si l’on n’avait pas entamé des entretiens avec l’Empire allemand. Celui qui le reproche aujourd’hui à nos ancêtres se révèle être une personne sans connaissances historiques ou appartenant à ce genre de «tueurs à gages historiques» qui déforment de façon manipulatrice les faits pour priver les générations actuelles de leur propre histoire afin de pouvoir les intégrer dans des entités plus grandes – un processus de propagande proche de celui que l’Allemagne nazi mettait en œuvre contre la Suisse à l’époque.

Robert Grimm et la Section Energie et Chaleur

En août 1939, le Conseil fédéral convoque à la direction de la Section Energie et Chaleur Robert Grimm, ancien chef de la Grève générale de 1918, ancien adversaire de l’Armée, situé à l’extrême gauche du PS et antifasciste ardent. Ainsi le PS, lui aussi, se trouvait bien intégré.
Après une court période de formation, Grimm fut amené à la conclusion que la Suisse disposait de trop peu de réserves en pétrole. Et ceci ne concernait pas l’économie privée qui, depuis 1932, était contrainte de stocker des réserves obligatoires, mais l’Armée! Ainsi sa fonctionnalité fut dès le début en danger. La question de savoir qui était responsable de cette négligence fut laissée en suspense. Pour remédier à ce malaise, Grimm devait confisquer les réserves destinées à l’économie. En outre, le 22 septembre 1939, le Conseil fédéral décréta la fondation de l’association «Pétrola» à laquelle on confia la tâche d’importer des produits pétroliers. Ceci s’effectua, après la défaite de la France, surtout par des livraisons provenant de Roumanie, au moyen de pétroliers sur la Danube et de wagons-citernes par la voie ferroviaire. Les deuxièmes fournisseurs en étaient les Etats-Unis et la Guyane.
Dès lors, la consommation devait s’orienter d’après les importations qui étaient très modestes. La Suisse nécessitant, avant la Seconde Guerre mondiale, 430 000 tonnes de produits pétroliers par an, ne pouvait importer, en 1940, que 290 000 tonnes; en 1941, cette quantité se réduisit à 99 000 et en 1944 elle atteig­nit le niveau zéro de 25 000 tonnes – ce qui correspondait à 6% seulement de la consommation avant la guerre.

Restriction de la mobilité…

Pour manier cette situation, l’économie de guerre suisse, économie planifiée, fut contrainte de distribuer des coupons de rationnement, et ceci selon le degré d’urgence par rapport à l’économie de guerre.
Ainsi on réduisit la circulation qui, à l’époque, ne se composait que de 130 000 véhicules (dont 80 000 voitures particulières, 26 000 motos, 15 000 camions et 10 000 tracteurs) – en guise de comparaison: aujourd’hui, il y a en Suisse 5 millions de véhicules.
On répartit les véhicules en diverses catégories selon l’urgence – avant tout parce qu’en 1941 déjà, on disposait de 85% de moins d’essence qu’en 1939!
A partir de mai 1940, une interdiction générale de conduire le dimanche fut mise en vigueur, après on passa à l’interdiction de conduire des tracteurs; des 80 000 voitures particulières, 60 000 ne furent pas autorisées à circuler. Quant à l’essence, les détenteurs de permis exceptionnels, tels que les médecins par exemple, n’avaient droit qu’à 10 litres par mois.
Face à cette restriction sévère de la mobilité de la population, il était pourtant possible de la compenser en partie par le choix des voies ferroviaires puisque les trains circulaient sans restriction avec l’électricité produite dans le pays.
En 1942, on fut pourtant obligé d'interdire le chauffage électrique parce que trop d’habitants avaient commencé à l’employer. En outre, l’usage du chauffe-eau pour le bain n’était permis que les samedis et dimanches.
Quant aux véhicules, ils étaient de plus en plus conduits à l'aide de carburants de substitution tels que le gaz de bois et le charbon de bois et le carbure de calcium.

… et la production de carburants de substitution

En 1942, on fonda, à Ems, la Hovag (Holzverzuckerungs-AG/Hydrolyse du bois-SA), qui produisait, en extrayant à partir du bois un liquide sucré, appelé «Eau d’Ems», un carburant biologique qui était pourtant plus cher que les produits pétroliers, mais qui fut subventionné à cause de la pénurie en carburants.
De 1942 à 1945, Lonza à Bâle produisit du Paraldéhyde que l’on tirait du charbon et qui servait d’additif à l’essence pour la prolonger.
Lonza et Hovag fournissaient, jusqu’en 1945, des additifs de carburant qu’on ajoutait à l’essence jusqu’à 50%, une performance énorme, selon Grimm!
Le plan Wahlen ordonna la production d’huile de colza industrielle qui devait s’employer comme lubrifiant tandis qu’on laissa tomber les plans de recherche de pétrole puisqu’on les estimait être trop chers et qu’on craignait de multiplier, ce faisant, les risques d’invasion.

Economie de guerre – essentielle pour la survie de la Suisse

Comme le charbon se raréfia, beaucoup d’appartements étaient sans chauffage. C’est pourquoi la Section Energie et Chaleur de l’Office fédéral de la guerre a marqué le slogan: «Mieux vaut un appartement froid et un poste de travail chaud que l’inverse.» Pour soulager la détresse, on installa des salles d’accueil publiques chauffées!
Pour que ces mesures soient acceptées au sein de la population, il était primordial de les effectuer de manière juste, ce qui fut bien le cas.
Ce que certains historiens préfèrent ne pas mentionner: à l’époque plus de 50% de l’approvisionnement en énergie était assuré par le charbon. Le problème qui se posait dans ce contexte: cette ressource vitale devait être importée surtout de l’Allemagne! Si la Suisse avait besoin avant la guerre de 4 millions de tonnes de charbon étranger dont 2 millions de notre voisin du Nord, jusqu’en 1945, juste 0,2 millions de tonnes ont pu être importées et ceci seulement après de longues négociations tenaces avec le IIIe Reich.
Le Conseil fédéral a pu constater à la fin de la guerre que l’économie de guerre avait jusque là bien fonctionné: non seulement un chômage important, mais aussi des famines ont pu être évités. Robert Grimm a lui-même constaté que l’économie de guerre avait été aussi importante pour la survie de la Suisse que le service actif et les opérations militaires.

Le fédéralisme dérange les groupes pétroliers dans leur maximisation des profits

Le monde entier y avait assisté: Les USA sont restés vainqueurs dans la Seconde Guerre mondiale parce qu’ils étaient le pays ayant les plus grandes réserves de pétrole. Le pétrole était la ressource de guerre décisive. C’est pourquoi, un véritable boom de forages pétroliers a débuté après la guerre. Uniquement dans les années 1950 et 60, on a effectué sur le plan mondial environ 60 000 forages par an et on trouva ainsi des champs pétroliers gigantesques. Cependant, à partir de 1964, le nombre de nouvelles découvertes diminua. Ceci malgré une meilleure technologie.
La Suisse a également été prise dans ce tourbillon, comparable peut-être à la fièvre de la fracturation hydraulique de nos jours. Mais aujourd’hui comme à l’époque, la Suisse dispose d’un frein contre des activités détruisant la nature et suscitant des convoitises, soit notre fédéralisme prononcé.
La plainte souvent citée du représentant de l’empire, Henry Kissinger, selon laquelle il lui manquait un seul numéro de téléphone européen, a été répétée par les groupes d’énergie internationaux mutatis mutandis aussi par rapport à la Suisse: car qui accorde les concessions pour la quête de pétrole en Suisse?
Ce n’est pas la Confédération, mais les cantons qui contrôlent les richesses minières en raison de la régale des mines. Cela signifie par conséquent que les entreprises de forage ont dû et doivent négocier avec les différents gouvernements cantonaux, et mener notamment 26 négociations particulières pour conclure différents contrats. La situation est la même aujourd’hui quant à la géothermie. Là aussi, il ne suffit pas de négocier avec les propriétaires fonciers respectifs.

Shell doit présenter des requêtes de concession à 17 cantons

Comme les géologues ont déclaré l’espace alpin peu intéressant, l’intérêt porté au plateau augmente. Selon leurs coutumes d’ailleurs, les global players Shell, BP et Esso auraient voulu une seule concession pour le plateau molassique tout entier. Ceci était cependant impossible en Suisse, car les 17 gouvernements cantonaux différents en étaient responsables. Retenons ceci: le fédéralisme a toujours été une protection contre les empiètements de grandes entités, que ce soit des groupes énergétiques ou des entités politiques telle que l’Union européenne  qui, agissant dans les coulisses, favorisent les fusions de communes et de cantons, la création de parcs naturels et de régions métropolitaines.
C’est grâce au fédéralisme suisse qui a fait ses preuves qu’une recherche de pétrole étendue en Suisse d’après-guerre a été empêchée. La génération future ne peut être assez reconnaissante de ce fait qui a ainsi épargné tant de misère à notre pays …
Le 2 mai 1951, Shell a présenté en même temps des requêtes de concession aux 17 cantons susmentionnés. Ceci a déclenché une véritable fièvre du pétrole parmi les groupes. Les requêtes de concession des autres grands groupes ont suivi de près.On offrit aux cantons une participation au bénéfice de 10 à 15% – un taux vraiment maigre comparé aux bénéfices escomptés de plusieurs milliards.

BP – un danger pour la sécurité, l’indépendance et la neutralité de la Suisse

L’exemple du canton de Fribourg est significatif, aussi quant à la souveraineté nationale en rapport avec les ressources. Le gouvernement fribourgeois a négocié avec l’entreprise d’Arcy qui était contrôlée par BP. Ceci a alerté le Conseil fédéral et l’a motivé à intervenir: l’emprise sur la souveraineté cantonale a été justifiée par le fait que les négociations représentaient une mise en danger de la sécurité extérieure, de l’indépendance et de la neutralité de la Suisse. Pourquoi? La société BP aurait été en main de la marine britannique et par là même de l’Etat de la Grande-Bretagne. Une analyse claire des répartitions des biens et du pouvoir, et une intervention courageuse et franche du Conseil fédéral, qui mérite aujourd'hui encore le plus grand respect.
Le 6 novembre 1952, le Conseil fédéral a invité les cantons pour une conférence sur le pétrole à Berne. Là, il a fait savoir qu’aucune concession ne pouvait être donnée à des entreprises étrangères, car ceci pourrait nuire à l’indépendance et à la sécurité de la Suisse.
Mais, Fribourg a ignoré ceci et a voulu donner une concession à l’entreprise d’Arcy de BP en 1954. Là-dessus, Berne est intervenu énergiquement et Fribourg a renoncé. Fribourg a néanmoins trompé Berne: on a fondé une SARL à qui on a donné la concession pour tout le canton, puis c’est cette SARL qui a conclu un contrat d’entreprise avec d’Arcy, et ainsi BP a quand même été impliqué. Comme aucun pétrole n’a été trouvé, on a pardonné à Fribourg de s’être trop avancé de manière égoïste et d'avoir mis en danger la souveraineté du pays.

1959: Swisspetrol SA: «Le pétrole suisse au peuple suisse»

Les requêtes des grands groupes ont mené à un rapprochement dans le paysage énergétique suisse. On s’est vite mis d’accord sur le fait qu’il fallait commencer à chercher du pétrole par nos propres moyens, étant donné qu’on n’était pas un pays pauvre. C’est ainsi que le consortium suisse pour la recherche du pétrole, sous la direction de l’industriel du ciment Max Schmidheiny, a été fondé en 1953. Le consortium a touché de l’argent des grandes entreprises suisses. Le premier directeur fut le professeur Werner Niederer, président d’Avia, de l’association des importateurs suisses de pétrole. Schmidheiny s’inquiétait de la dépendance de fournisseurs étrangers et il a pensé qu’on devait se méfier des grands groupes pétroliers. Il ne fallait pas se dessaisir de son propre pétrole, supposé encore à extraire, car les groupes internationaux se rempliraient leurs propres poches. Combien la Suisse d’aujourd’hui compte-t-elle de grands industriels qui lui sont à tel point obligés?
Le 24 septembre 1955, le consortium suisse mentionné ci-dessus recevait déjà les premiers droits de forage: et ceci sur le territoire entier des six cantons qui étaient reliés dans le concordat du pétrole du Nord-Est de la Suisse. Il s’agissait de Zurich, Berne, Soleure, St-Gall, Argovie et Thurgovie. Ainsi tout est resté en mains suisses, comme prévu.
En juin 1959, une société faîtière fut créée à majorité d’actions suisses, laquelle devait contrôler la recherche de pétrole en Suisse: la Swisspetrol Holding AG. Désormais on ne reçut des concessions en Suisse que si l’on se subordonnait comme filiale à Swisspetrol. Ce mécanisme de protection tint efficacement les grands groupes à l’écart de la Suisse. Selon la devise «le pétrole suisse au peuple suisse», on put participer à Swisspetrol par des certificats d’investissement – et, dans le cas de forages couronnés de succès, on pourrait profiter du gain.
* * *

La deuxième partie de cette petite histoire suisse sous l’aspect de la question énergétique mènera de la crise de Suez de 1956 à travers les crises pétrolières de 1973 et 1979 jusqu’aux guerres du Golfe, et éclaircira finalement en quoi consiste la différence entre upstream et downstream en matière d’affaire pétrolière, ceci pour approfondir finalement la problématique de la nécessité d’une transition énergétique.     •

 

Bibliographie: Daniele Ganser: Europa im Erdölrausch. Die Folgen einer gefährlichen Ab­­hängigkeit. Zurich 2012. ISBN 978-3-280-05474-1

Chaque station-service est aussi un local fiscal

ts. Celui qui pense à l’histoire de l’Allemagne des années 30, pense entre autre aux autoroutes. Il est peu connu que ce fut le maire de la ville de Cologne, ­Adenauer, qui inaugura en 1932 la première autoroute. Par contre, ce qui est très connu c’est le fait qu’Hitler a commencé en septembre 1933 la construction des autoroutes du Reich et en avait achevé jusqu’en 1939 déjà 3300 km. Le but de cette entreprise est connu.
Les USA connaissent les autoroutes depuis les années 20, mais ce fut seulement la loi sur le Interstate Highway (autoroutes inter-étatiques) de 1956 qui apporta la percée, c’est-à-dire un réseau long de plus de 60 000 km.
En Suisse, une taxe sur les carburants permit la construction de routes et d’autoroutes.
En 1955, la première autoroute entre Lucerne et Horw a été construite, en 1960 la Confédération obtint les compétences avec la loi sur le réseau de routes nationales. Les autres trajets suivirent coup sur coup: en 1964 Genève–Lausanne, en 1967 Berne–­Lenzburg, après l’autoroute A1 de Genève à Saint-Gall, la A2 de Bâle à Lugano. Le peuple était satisfait et salua la plus grande mobilité qui en était la conséquence. Presque personne ne pensa alors au problème de la dépendance des carburants. Et les caisses de l’Etat retentissaient. Déjà entre 1932 et 1938, la taxe sur l’essence représentait 10% de toutes les recettes fédérales. Après qu’en 1962 des surtaxes douanières supplémentaires et un nouvel impôt sur les produits pétroliers aient été prélevés, un sixième des recettes fiscales de la Confédération était couvert en 1968 par ces deux impôts. Le développement évolua alors régulièrement en forme de spirale ascendante: Davantage d’argent signifiait davantage de construction de routes, donc plus de circulation, par conséquent plus d’essence et donc à nouveau plus d’argent et ainsi plus de construction de routes etc. En 2010, finalement, les impôts sur les minéraux faisaient couler 6,2 milliards de francs dans la caisse de la Confédération. Ainsi, on peut affirmer à bon droit: en Suisse, chaque station-service est aussi un local fiscal! (cf. Ganser p. 127 sq.)

Le pétrole américain a décidé la Seconde Guerre mondiale

ts. Le rôle du pétrole dans la Seconde Guerre mondiale est jusqu’aujourd’hui très sous-estimé. Décisifs pour l’impact militaire des USA étaient leurs taux d’extraction du pétrole. Ainsi, en 1939, 3,5 millions de barils par jour étaient extraits, ce qui constituait 60% de l’exploitation mondiale. En 1945, on en était à 4,7 millions de barils par jour et à 66% de la production mondiale. On peut donc dire: se battre avec les USA signifiait avoir assez de pétrole – et gagner!! Pour un pays neutre, cela représentait un grand défi! (cf. Ganser p. 81 sq.)