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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°3, 24 janvier 2011  >  L’école doit remplir sa mission d’instruction [Imprimer]

L’école doit remplir sa mission d’instruction

Bases de l’apprentissage scolaire

par Marianne Wüthrich

La collégienne Aninda (nom modifié) vient chez moi apprendre l’allemand. Sa famille vient d’un pays lointain et apprendre la langue allemande n’est pas simple pour ses parents. C’est pourquoi Aninda a encore quelques lacunes en vocabulaire. Dès la première heure de cours, je suis tout à fait certaine qu’elle comblera ses lacunes et qu’elle maîtrisera les matières scolaires, car elle dispose – outre une bonne motivation, de bases sûres en grammaire et elle a appris comment on acquiert de nouveaux contenus. Pendant ses 6 années d’école primaire, elle a eu manifestement des enseignants favorables à l’égalité des chances. Malgré son handicap linguistique, elle a eu la chance d’acquérir les bases indispensables à un apprentissage futur.
Aujourd’hui, ce n’est malheureusement plus évident. De plus en plus de classes sont victimes d’expérimentations avec du matériel pédagogique «moderne» censé permettre un apprentissage plus agréable et plus facile (cf. «Qu’arrive-t-il à notre école?», dans «Horizons et débats» n° 1 du 10/1/11). En réalité, nos enfants sont utilisés comme cobayes pour des programmes néolibéraux d’outre-Atlantique élaborés pour les pays germanophones par Bertelsmann & Co et sponsorisés par des grands groupes industriels – probablement pas uniquement par amour du prochain. Les enfants favorisés par leur milieu apprennent certes quelque chose et sont formés pour devenir la petite élite qui plus tard sera formatée dans le système de Bologne pour répondre aux besoins des multinationales. Toutefois, la majorité des élèves reste sur le carreau. Quel crime contre notre jeunesse!

La presse quotidienne nous informe de plus en plus souvent sur des expérimentations dangereuses comme celle-ci: «17 élèves se re­groupent avec leur enseignant principal C. N. pour parler français et s’exercer au calcul mental. Personne ne sort son manuel. Au lieu de cela, ces enfants de 11 ans ont mis des écouteurs et posé leur i-Phone 3G ­d’Apple sur leur table, appareil que l’école met à leur disposition pour une expérience s’étendant sur deux ans. Le projet est mené par la Haute Ecole pédagogique de Suisse centrale et à pour but de tester si les adolescents peuvent utiliser l’i-Phone avec profit en classe et pendant leurs loisirs. Sur le smartphone se trouvent les données audio du cours, un entraîneur de vocabulaire, le dictionnaire Duden et un programme de calcul mental. En outre les enfants utilisent l’appareil pour lire, écrire, dessiner, communiquer et surfer sur Internet. De plus, le projet comprend une nouvelle forme de sponsoring: Swisscom met les i-Phones gratuitement à disposition et prend en charge tous les coûts de communications.» Voilà ce que nous apprend la «Neue Zürcher Zeitung» du 8 novembre 2010. Les enfants – une classe de sixième qui devrait réussir l’été prochain son entrée dans l’enseignement secondaire! – sont laissés à eux-mêmes et à leurs appareils électroniques. Tous les enseignants qui prennent leur mission au sérieux et sont honnêtes savent pertinemment que la majorité de leurs élèves n’apprendront pas grand-chose de cette façon.

De quoi a-t-on besoin pour apprendre?

Apparemment, certains enseignants trouvent plus agréable que les élèves tapotent sur des appareils électroniques pendant le cours de langue, plutôt que d’apprendre leur grammaire et leur vocabulaire à partir d’un manuel. Cependant, le bon enseignant ne peut pas ignorer que toute la technologie, aussi «moderne» qu’elle soit, ne peut pas remplacer l’apprentissage nécessitant de la concentration et beaucoup de répétition. En tant qu’enseignante d’école professionnelle, je considère d’une autre manière l’exemple cité dans l’article de la NZZ et qui évoque le cas d’un élève «frustré» parce qu’il ne trouve pas dans le dictionnaire à la lettre «F» le mot «philosophie»: L’élève s’adresse à l’enseignant, celui-ci réfléchit avec lui et ses camarades pour savoir pourquoi il ne trouve pas le mot, etc … L’élève doit s’adresser à l’enseignant qui va poser à toute la classe la question de savoir pourquoi l’élève en question ne trouve pas le mot à la lettre F. La découverte, après discussion, du mot à la lettre P constitue une expérience d’apprentissage positive qui s’ancrera très probablement mieux dans les esprits qu’après un parcours à l’aide de la souris dans un logiciel qui corrige lui-même les fautes. Il n’est pas exclu, bien sûr, que l’on cherche et trouve la réponse à une question au moyen d’un logiciel ou sur Internet plutôt que dans un livre. Mais l’imprégnation, la répétition et la consolidation au sein de la classe est indispensable pour que ce qui a été appris devienne un savoir.
Cela dit, et chaque enseignant devrait le savoir, l’expérience d’apprentissage positive ne consiste pas seulement dans le fait que l’élève saura comment on écrit le mot «philosophie». Le fait de surmonter le problème par une activité personnelle lui procure un sentiment de satisfaction et renforce sa confiance en soi. Aucun clic de souris ne peut remplacer cela. En outre, avec chaque expérience d’apprentissage impliquant l’enseignant et les camarades grandit la confiance de l’élève dans sa capacité à s’appuyer sur cette relation et augmente sa confiance dans les autres personnes en général. Et quant à l’enseignant, quelle satisfaction quand il sait que ses ­élèves, après une journée d’école, ont de nouveau surmonté un obstacle et rentrent chez eux encouragés!
En revanche, quel sentiment de malaise doit éprouver un enseignant dont les élèves ont accompli toute la journée apparemment en toute satisfaction un «apprentissage autonome» au moyen d’un appareil élec­tronique. Qu’ont-ils vraiment appris? Dans quelle mesure ont-ils pu se concentrer? Comment ont-ils surmonté les obstacles? Combien sont-ils à les avoir évités en laissant tout simplement de côté ce qui leur paraissait difficile? Certes, l’enseignant peut vérifier les acquis à l’aide d’un examen, mais cela ne le décharge pas de sa responsabilité.
Les Hautes Ecoles pédagogiques et les sponsors de l’économie qui veulent livrer de plus en plus les élèves au travail autonome avec des programmes d’apprentissage électroniques acceptent en partie sciemment l’augmentation des échecs scolaires.

N’utiliser les appareils électroniques que de manière auxiliaire et temporaire

J’ai constaté que les apprenants, donc des jeunes adultes, ne doivent pas être laissés seuls devant leur ordinateur, sinon uniquement les élèves capables d’apprendre dans des conditions difficiles en tirent profit. Il est inadmissible qu’un enseignant n’utilise avec sa classe la salle des ordinateurs que parce que les élèves trouvent cela divertissant. L’objectif d’apprentissage doit être primordial. L’ordinateur ne doit être qu’un auxiliaire. Le fait que cela plaise accessoirement aux élèves d’écrire et de faire des recherches sur l’ordinateur est un facteur qui contribue tout à fait à rendre l’apprentissage positif. Toutefois, l’aide apportée par l’ordinateur ne peut rien changer au fait que l’apprentissage soit lié à l’effort.
Mes classes de méca- et électropraticiens ont parfois écrit une rédaction à l’ordinateur. Ils ont appris à utiliser le correcteur orthographique et fait l’expérience qu’ils doivent quand même exercer leur réflexion. Ils ont appris à donner à leur dossier un nom sensé (pas leur prénom!) et à le sauvegarder au bon endroit et de manière à le retrouver plus tard. Ils ont eu du plaisir à utiliser un joli titre et une illustration. Les plus exercés ont trouvé d’autres astuces de mise en image. Et ils ont pour une fois corrigé leurs fautes avec enthousiasme, après que j’aie corrigé leurs textes, car l’ordinateur présente l’énorme avantage que l’on n’est pas obligé de recopier les textes en entier. Cependant la correction des fautes reste toutefois le même travail de Romain que pour une rédaction écrite à la main. Ici, les élèves ont encore souvent besoin de l’aide d’un camarade ou de l’enseignant pour savoir en quoi consistent les fautes et comment les corriger. Plus un élève manifeste d’intérêt, plus il discute intensément avec l’enseignant ou un camarade et plus il y aura de chances que la correction contribue à sa compréhension de la langue. Aucun appareil électronique ne peut remplacer cette expérience.
L’utilisation de l’Internet est quelque chose de plus exigeant, par exemple pour con­naître les programmes des partis politiques et les comparer. Les enseignants d’école professionnelle qui abandonnent leurs ­élèves à eux-mêmes savent que quelques-uns téléchargeront correctement les textes et les résumeront dans une présentation Power Point correcte et agréable mais que les ­élèves qui ne lisent pas régulièrement le journal ne comprendront pas grand-chose. Même à l’ère de l’ordinateur, la tâche de l’enseignant reste de faire comprendre, en collaboration avec les élèves intéressés par la politique, les pro­grammes des partis et à transmettre à sa classe les bases nécessaires à une vie de citoyen actif.
Revenons à la collégienne Aninda qui veut, avec mon aide, améliorer ses connaissances en allemand. Après que nous ayons, lors de notre première rencontre, travaillé selon son vœu sur un chapitre de grammaire donné, elle vient au deuxième cours en ayant fait ses devoirs. Elle a tout lu soigneusement et marqué les phrases qu’elle ne comprend pas tout à fait. De plus, elle a, de sa propre initiative, photocopié à la médiathèque scolaire trois pages d’un manuel pour appronfondir un point de géographie, pages qu’elle a également lues à la maison et dont elle a souligné des passages avec un marqueur. Pour mieux comprendre ce texte difficile, nous cherchons quelque chose ensemble sur Internet. Quand je lui demande si elle a accès à Internet à la maison et dans quel but elle l’utilise, Aninda me répond qu’elle s’en sert parfois pour faire des recherches pour l’école. En me quittant, elle me demande si j’aurai encore du temps à lui consacrer durant les vacances scolaires.
C’est ainsi que l’apprentissage procure de la joie, aussi bien à l’élève qu’à l’enseignante et c’est ainsi que l’élève réussit ses apprentissages.

Une culture générale solide et une réflexion cohérente au lieu d’un «apprentissage tout au long de la vie»

La formule «apprentissage tout au long de la vie» est une découverte des spin docteurs américains qui, en passant par Bertelsmann & Co, atterrissent dans nos Hautes Ecoles pédagogiques et dans les têtes de nos enseignants. «Apprentissage tout au long de la vie» signifie qu’il est inutile d’acquérir des contenus par la répétition et l’apprentissage par cœur, parce que ce savoir sera périmé dans quelques années. De plus, on peut tout trouver sur Google. C’est pourquoi les enseignants ne doivent pas tourmenter les pauvres enfants en exigeant qu’ils orthographient correctement les mots ou sachent leurs tables de multiplication par cœur. La seule chose à laquelle nous devons les entraîner, c’est la «compétence pratique», c’est-à-dire le fait de savoir où et comment trouver les connais­sances. Par conséquent, à l’école obligatoire, les élèves devraient apprendre avant tout à se servir d’un ordinateur et à naviguer sur Internet – et bien sûr, ils ont besoin de quelques connaissances en anglais afin de s’y retrouver sur la Toile globale. Les livres qui ont plus de dix ans doivent être mis au rebut. On ne doit pas fatiguer la jeunesse avec un fatras inutile.
Pour la «société des 20/80», il suffit que la grande masse des receveurs d’ordres et des bénéficiaires de l’aide sociale possède un savoir ponctuel: ici, un mot-clé, là un clic de souris, il n’est pas nécessaires qu’elle comprenne les tenants et les aboutissants des ­choses et les rapports qu’elles entretiennent. Quel crime envers notre jeunesse!

Quels contenus d’enseignement pour nos enfants?

L’approvisionement de nos écoles en matériels et en logiciels offerts à prix réduit voire gratuitement par le monde économique ne cesse de prendre de l’ampleur et ceci pas seulement grâce à Swisscom et à la Poste suisse. On sait que Microsoft et d’autres multinationales de la high tech financent des pro­grammes d’apprentissage et des ordinateurs à prix avantageux depuis des années pour les classes. Aujourd’hui, toutes sortes de multinationales manipulent la jeunesse avec leurs messages en partie très discutables à des fins publicitaires. Il existe déjà des entreprises qui pra­tiquent la commercialisation des programmes sponsorisés dans les écoles.
«Le leader en matière de sponsoring est kiknet.ch de Baden. Depuis huit ans, l’entreprise offre des unités d’enseignement que les écoles peuvent obtenir gratuitement sur Internet. Elle met à disposition quelque 140 modules pour tous les niveaux. Les 18 000 enseignants enregistrés reçoivent environ 50 000 documents par mois. Ce qui est particulier, c’est que tous les cours sont sponsorisés. Chaque entreprise paie 20 000 francs par mois pour telle ou telle de ces «activités de relations publiques», comme l’explique le directeur de Kiknet, Timo Albiez. Ainsi Bodyshop commercialise un cours sur «la peau», Fielmann sur «l’œil», Bayer sur la «sexualité». Des associations, des institutions et des partis politiques y participent également, par exemple Swissnuclear avec un module sur le nucléaire, l’Armée suisse avec un cours sur ses missions ou le PLR avec un petit cours d’instruction civique». («Neue Zürcher Zeitung» du 8 novembre 2010)
Nos enfants reçoivent donc une éducation sexuelle délivrée par une multinationale allemande de la chimie, ils sont «informés» par le lobby suisse du nucléaire sur la prétendue nécessité des centrales nucléaires et sont initiés à l’instruction civique par un parti poli­tique selon son programme.
Reconnaissons-le, nous autres enseignants surchargés de tâches bureaucratiques inutiles sommes parfois contents de pouvoir utiliser dans nos cours des modules d’apprentissage tout préparés. Mais nous devons en examiner exactement le contenu auparavant. Nous devons faire tout notre possible pour que nos élèves deviennent des adultes stables, responsables et capables de vivre en société. Au niveau du lycée et des centres de formation professionnelle, où les élèves ont de toute façon fait l’expérience de toutes sortes d’insanités médiatiques, l’enseignant doit aborder des émissions et des articles de journaux discutables afin que les adolescents apprennent à adopter à leur égard une attitude critique.

Conclusions

«Ceux qui aiment marcher en rangs sur une musique, ce ne peut être que par erreur qu’ils ont reçu un cerveau, la moelle épinière leur suffirait amplement.» (Albert Einstein)

Faisons tout notre possible pour que nos adolescents puissent développer les aptitudes presque illimitées de leur cerveau à apprendre, à lire, à mémoriser un savoir, à poser des questions, à discuter avec autrui, à désirer savoir et penser en contexte et deviennent des personnes conscientes de leurs responsabilités et capables de vivre en société, de s’identifier aux autres et d’être utiles à leur commune, à leur pays et au monde entier. Ce n’est pas seulement une élite restreinte, mais tous les individus dotés de tous leurs sens qui en sont capables. Nous autres adultes avons la responsabilité d’offrir cette chance à tous les enfants. Ceux qui veulent améliorer la contribution de notre école à la réalisation de l’égalité des chances sont appelés à modifier la politique éducative.    •