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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2014  >  N° 22, 15 septembre 2014  >  «L’Occident est prédateur et cannibale, se nourrissant des ressources des autres peuples et essayant d’engloutir leur avenir» [Imprimer]

«De grandes civilisations ont fleuri en Orient comme en Occident, parce qu’elles ont créé la nourriture intellectuelle pour les êtres humains de tous les temps. […] Ces grandes civilisations ont été ruinées par des gens du type de nos écoliers peu mûrs modernes – se croyant malins et critiques d’une manière superficielle, se vénérant eux-mêmes, marchandant habilement sur le marché du profit et de la puissance, efficaces en traitant les choses secondaires – qui […] à la fin, poussés par une avidité suicidaire, mettent le feu aux maisons de leurs voisins pour être eux-mêmes finalement consumés par les flammes.»

Rabindranath Tagore, cité d’après Mishra, page 294

«L’Occident est prédateur et cannibale, se nourrissant des ressources des autres peuples et essayant d’engloutir leur avenir» (Kopie 1)

Le prix Nobel indien de littérature Rabindranath Tagore et son infatigable engagement en faveur d’un vivre-ensemble pacifique – un modèle de grande actualité

par Thomas Schaffner

C’est l’aube asiatique. Ce n’est pas seulement la «Déclaration de Shanghai», la CICA (Conférence pour l’interaction et les mesures de confiance en Asie) qui en témoigne (cf. Horizons et débats no 14/15 du 7/7/14), c’est également l’approfondissement des relations bilatérales des pays asiatiques entre eux – sans faire référence à l’Occident. Dans la «Neue Zürcher Zeitung» du 7 juillet, Urs Schoettli parle de la césure advenue avec Narendra Modi suite au changement du pouvoir à New Delhi: concernant la modernisation du pays, le Premier ministre indien, nouvellement élu, prend pour modèles l’Asie et ses valeurs et approfondit non seulement les relations avec la Chine, mais également celles avec les «dragons asiatiques» de l’Asie orientale, en particulier Singapour et le Japon. Le fait d’avancer vigoureusement de façon pragmatique ne fait que confirmer les vues de Kishore Mahbubani. Il met justement en relief le comportement pragmatique comme étant l’une des recettes à succès des Asiates et il propose à l’Occident de faire de même. Cela mènerait à l’abandon de vues idéologiques étroites et d’hostilités parce que l’acteur pragmatique négocie également avec des Etats ne figurant pas parmi ses amis – car c’est la seule façon, d’arriver à davantage de paix dans le monde.

L’approfondissement par l’Inde, de ses relations avec le Japon et la Chine, enlève les divers fardeaux historiques dont elle était affublée. Autrefois dominée par les Anglais, ayant eu longtemps mauvaise réputation auprès de ses voisins asiatiques – elle pourrait jouer le rôle de médiateur entre l’Asie et l’Occident – selon Kishore Mahbubani, mais aussi selon Zbigniev Brzezinski. Pankaj Mishra, lui-même de nationalité indienne, nous explique dans son ouvrage «From the Ruins of Emire. The Revolt Against the West and the Remaking of Asia» [Les ruines de l’Empire. La révolte contre l’Occident et le renouveau de l’Asie] les relations tourmentées des pays mentionnés ci-dessus au cours du premier tiers du XXe siècle. Il y explique que la phase de la prédominance de l’Occident durant 200 ans – définie par Kishore Mahbubani comme étant une «aberration historique» – n’allait pas seulement se terminer, mais qu’elle avait déjà été contestée par un réseau d’intellectuels asiatiques un siècle auparavant, unis dans la résistance face aux humiliations subies par l’arrogance raciste des Européens et des Américains. L’œuvre du prix Nobel indien de littérature Rabindranath Tagore, évoque le regard critique qui prévalait déjà en ce temps-là au sujet des disciples appliqués des Occidentaux en Asie, notamment au Japon se comportant de manière de plus en plus impérialiste.
L’Inde – un «pays perdu»? C’est ainsi que les nombreux voisins chinois voyaient la situation à la fin du XIXe et début du XXe siècle. Les commerçants indiens n’avaient-ils pas fait œuvre commune avec les Britanniques dans le commerce de l’Opium? Des soldats indiens n’avaient-ils pas participé aux côtés des Européens au combat contre les Chinois lors de la révolte des Boxers? Des policiers indiens n’avaient-ils pas surveillé les Chinois dans les ports des parties contractantes sur commande des seigneurs coloniaux? En Chine, cette attitude de nombreux Indiens fut comprise comme des actes de soumission et d’aliénation volontaires. A l’encontre de la Chine, l’Inde semblait avoir perdu les liens avec son patrimoine culturel. Les exemples étaient nombreux. Par exemple, la famille dont est issu le futur prix Nobel de littérature, Rabindranath Tagore (1861–1941). Depuis le XVIIe siècle, sa famille était liée à la Compagnie britanniques des Indes orientales, cette société anonyme disposant d’une plus grande armée que le pays-mère britannique, gérant des prisons privées en Inde et se comportant comme une puissance coloniale indépendante. Son grand-père était le commerçant indien le plus riche et fut reçu par la Reine d’Angleterre lors de ses fréquentes visites à Londres. Tagore naquit en 1861, quatre ans après la révolte indienne et après la création d’universités selon le modèle occidental. C’est ainsi qu’il eut contact avec les pensées occidentales. En même temps, il se rapprocha des idées réformatrices et sociales de Ram Mohun Roy (1774–1833), le «père de l’Inde moderne». Il ne défendit jamais des points de vue anti-occidentaux pointus. Il était en partie en désaccord avec Gandhi dont les paroles anticolonialistes lui semblaient trop prononcées.

La critique de l’européanisation de l’Inde

A la différence des «jeunes Bengalis», qui, tout comme les réformateurs japonais Meiji ou les Tanzimat ottomans voulaient se lier à l’Occident, Tagore était l’un des critiques les plus acerbes de l’européanisation de l’Inde. Il trouva un compagnon de route en la personne du philosophe et homme politique indien Aurobindo Ghose (1872–1950). Celui-ci grandit dans une famille bengali pro-anglaise et ressentait les Bengalis comme «grisés par le vin de la civilisation européenne» (cité d’après Mishra, p. 272) et s’inquiétait du danger encouru par l’Inde de perdre son âme en étant confrontée au matérialisme européen. Ou, comme le percevait Swami Vivekanandas (1863–1902), le premier guide spirituel indien affirmait: «Pour cette civilisation [européenne], le glaive était le moyen, l’héroïsme l’auxiliaire à la jouissance de la vie dans ce monde ci et dans le prochain, le seul objectif.» (cité d’après Mishra, p. 273). De ses nombreux voyages en Europe et aux Etats-Unis, Vivekananda rapporta l’idée que les Occidentaux aussi avaient une sorte de système des castes car c’étaient les riches et les puissants qui contrôlaient tout.
Aurobindo Ghose reprocha aux Britanniques, de procéder selon la devise «La force c’est le droit» et de ne pas dominer uniquement les Irlandais de cette manière. Il se radicalisa et défendit l’idée que la paix en Asie, ne serait gagnée qu’à l’aide du «glaive asiatique». (cité d’après Mishra, p. 275)

Tagore fête la victoire des Japonais près de Tshushima en 1905

En 1881, Rabindranath Tagore se distancia de son grand-père qui jouait un rôle central dans le commerce de l’opium. De 1891 à 1901, il parcourra les villages du Bengale. Cela le persuada que le renouveau de l’Inde devait venir des villages. Sur l’arrière-fond de sa descendance conservatrice et aristocratique et de sa formation influencée par l’Occident, la valorisation de la simple vie à la campagne fut la base pour la fondation d’une école expérimentale dans le Sud-ouest du Bengale. Cette école se développa par la suite en une université internationale. Son analyse de l’Occident fut tranchante: «Etant plus scientifique qu’humain […] il (l’Occident) recouvre le monde entier telle une mauvaise herbe foisonnante […]. Dans ses efforts, il est prédateur et cannibale, se nourrissant des ressources des autres peuples et essayant d’engloutir leur avenir […]. Il est puissant parce qu’il concentre toutes ses forces dans un but, tel un millionnaire faisant de l’argent sans état d’âme.» (cité d’après Mishra, p. 276)
En 1905, Tagore créa deux chansons devenues par la suite les hymnes nationaux du Bangladesh et de l’Inde. A l’occasion de la victoire japonaise de Tshushima en 1905, Tagore organisa un défilé de la victoire dans son école. En 1902 déjà, il avait dit: «Suite à l’accentuation du conflit avec les étrangers, notre zèle de nous comprendre nous-mêmes et de nous retrouver augmente. Nous pouvons constater que nous ne sommes pas les seuls à vivre cette situation. Le conflit avec l’Europe réveille toute l’Asie civilisée. L’Asie est aujourd’hui en train de se reconnaître avec toutes ses forces et de prendre conscience d’elle-même. Elle a compris ce ‹Connais-toi toi-même›, car c’est la voie de la liberté. L’imitation c’est la destruction.» (cité d’après Mishra, p. 277)

Pour un cosmopolitisme asiatique et …

Tagore refusa le nationalisme militant indien accompagné d’attentats et attaques terroristes. En 1917, il critiqua dans le monde entier l’idée du nationalisme. L’idée de la nation devint pour lui une «machine à faire des affaires». Les êtres humains «étant fortement formatés», un «culte de l’égoïsme se développa», détruisant les bases vitales de l’humanité toute entière. Son idéal était un cosmopolitisme asiatique: «L’Inde n’a jamais ressenti un vrai nationalisme […]. Je suis fermement convaincu que mes compatriotes vont gagner leur Inde en s’opposant à la théorie affirmant qu’un pays est plus grand que les idéaux de l’humanité.» (cité d’après Mishra, p. 277) . Du point de vue de la Suisse, il faut se souvenir de Jean-Rodolphe de Salis, et préciser que l’idée du nationalisme, notamment celle de 1917, était une toute autre comparé à un Etat fédéral, organisé du bas en haut, d’une nation née de la volonté de ses citoyens de vivre ensemble telle la Suisse, où la souveraineté populaire est assurée par les instruments de la démocratie directe: «L’Etat fédéral suisse – faut-il constamment le répéter? – est une création politique. Le patriotisme de ses citoyens est dans son essence l’expression coopérative, démocratique et fédéraliste de la nation – si l’on peut utiliser ce terme en parlant de la Suisse – et elle prend une toute autre forme que dans d’autres pays européen.» (von Salis, p. 111). Dans ce contexte, Tagore ne peut pas être instrumentalisé comme avocat d’une grande construction centraliste, telle par exemple l’UE voulant faire disparaître les Etats-nations. Ces états eux-mêmes sont de grandes constructions centralistes à la démocratie représentative, où la souveraineté populaire n’est pas ou incomplètement réalisée.

… contre le culte de l’égoïsme

Si, en 2014, des Etats entiers vont devoir se soumettre aux multinationales comme le prévoient les opposants à l’Accord de libre-échange transatlantique TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) ainsi que Zbigniev Brzezinski exigeant de l’Europe d’abandonner le principe de l’Etat social et de suivre le modèle de l’homo oeconomicus en présentant l’UE élargie vers l’Est et l’OTAN comme les principaux éléments de l’hégémonie américaine, alors nous comprenons mieux la critique de Tagore. Elle correspondrait plutôt à l’UE supranationale en tant que «forteresse européenne». Une construction centraliste aux frontières hermétiquement closes au Sud et décidant, sans consulter la population, de prendre des sanctions envers son voisin russe – une telle UE égocentrique, ne représente-t-elle pas également cet esprit étroit que Tagore décrivit avec la formule «un pays est plus grand que les idéaux de l’humanité»? Quelle différence avec la Suisse, nation née de la volonté de ses citoyens de vivre ensemble avec beaucoup d’étrangers naturalisés et un pourcentage d’étrangers élevé, comme on n’en trouve guère dans d’autres Etats européens, cosmopolite, parlant une multitude de langues et abritant les sièges d’importantes organisations internationales. Les idées de Tagore et le modèle suisse ne sont pas forcément en contradiction, mais difficiles à comparer. Ce qui n’est pourtant certainement pas acceptable, c’est que ses idées soient instrumentalisées, non seulement au profit d’une grande UE mais aussi d’une formation mondiale comme le «novo ordo seclorum», le nouvel ordre d’un seul monde – selon l’idée propagée par George H. Bush en 1991 – donc la domination du monde par les «élites» financières, économiques, militaires et médiatiques.

Gandhi: ne pas ériger «un régime anglais sans Anglais»

Mohandas Karamchand Gandhi, ami de longue date de Tagore, utilisa les mêmes arguments que celui-ci. En 1909, il écrivit dans une lettre adressée aux nationalistes hindous – des personnes proches des idées de Bankim Chandra Chatterjees (1838–1894) ayant adapté plus tard des éléments des partis fascistes italiens et allemands – que les nationalistes ne faisaient que remplacer un souverain par un autre, érigeant en Inde «un régime anglais sans Anglais».
Gandhi savait de quoi il parlait. Car en tant que jeune homme, il avait lui-même tenté de devenir plus anglais que les Anglais. En tant que juriste formé à Londres, il ne changea d’avis que suite à une série d’humiliations racistes qu’il subit notamment en Afrique du Sud. Tout comme Lénine et Rosa Luxemburg, Gandhi reconnut le lien entre l’impérialisme et le capitalisme, mais sa réflexion fut plus approfondie par une critique radicale de la civilisation moderne. Celle-ci est focalisée sur la croissance économique et a recours à la force pour atteindre la souveraineté politique tout en étant dépourvue d’une compréhension globale de l’harmonie sociale et de la liberté spirituelle. La révolution industrielle a fait de la prospérité l’objectif principal, a détruit la religion et l’éthique et soumis l’homme à la domination des machines. La force spirituelle et la conscience morale sont les bases d’une véritable civilisation. Il faut avoir de la compassion envers ses adversaires politiques car eux-aussi sont victimes de la violence, de l’avidité des forces séculaires. Satyagraha, littéralement saisir la vérité, c’est-à-dire l’idée de la réalisation pacifique de ce qu’on a reconnu comme vrai, est important pour tous les êtres humains. Avant qu’un pays puisse se renouveler, il faut que l’homme se renouvelle. Voilà une conception que les auteurs classiques allemands – maudits par les étudiants néo-marxistes soixante-huitards – auraient également soutenus: la belle âme, purifiée de ses passions, représentant la base d’un monde meilleur. Ce n’est pas de la lutte des classes et de la révolution qu’émerge le «nouvel homme» – dans l’histoire, cela a en réalité toujours provoqué un bain de sang sans pareil, perpétré de façon fanatique et idéologique.

En 1930, Tagore est reçu par le président américain Hoover

Tagore, en relation avec Gandhi jusqu’à sa mort en 1941, obtint le prix Nobel de littérature en 1913. Partout dans le monde, il tient des conférences en faisant salles combles. En 1930, le président Hoover le reçut à Washington. Tout cela fut possible, malgré sa condamnation de l’Occident comme étant une force destructrice basée sur le culte de la force et de l’argent et que sans la sagesse spirituelle orientale, il perdait toute mesure. Il compara la civilisation occidentale à une machine: «La machine trouve son seul épanouissement dans son rendement. Dans sa recherche du succès, il n’y a pas de place pour des questions d’ordre moral, ce serait insensé.» (cité d’après Mishra, p. 284)
Le nationalisme naissant au Japon, allant de pair avec un impérialisme militarisé préoccupait beaucoup Tagore: pour lui, le Japon n’était qu’une copie de l’Occident. Lors d’une conférence à Pékin, il déclara: «A la fin, la force physique ne dominera pas […]. Vous êtes la race existante la plus ancienne, parce que votre foi préférant la bonté plutôt que la force, vous nourrit depuis des siècles.» (cité d’après Mishra, p. 289)

Critiqué par le PCC, plus tard réhabilité en tant qu’anti-impérialiste

L’orientation de Tagore vers Confucius et le bouddhisme déclencha à son égard, une campagne de dénigrement virulente par le jeune Parti communiste chinois. Il a été insulté d’être un esclave, voulant «indianiser» la jeunesse chinoise. On ne voulait pas de philosophie, mais du matérialisme, on en avait assez des théories à la Confucius et à la Mencius. On distribua des tracts contre lui à ses réunions. Seule une protection rapprochée put le sauver des attaques violentes. Mais on lui causait du tort. Ainsi l’écrivain chinois Lu Xun (1881–1936) concéda plusieurs années plus tard que Tagore avait été un anti-impérialiste. Et en effet: Tagore déclara en 1930 lors d’une réunion à New York, en présence du président Roosevelt, que l’époque présente appartenait certes à l’Occident et que le monde devait lui être reconnaissant pour les sciences. Mais: «Ils exploitent ceux, qui sont désarmés et ils abaissent ceux, qui malheureusement acceptent cette offre.» (cité d’après Mishra, p. 295)

Tagore met en garde contre «les écoliers peu mûrs de l’Orient»

Comme mentionné ci-dessus, Tagore reconnut que très tard, que le Japon, son grand porteur d’espoir, dont il avait longtemps sous-estimé son militantisme, s’était «infecté avec le virus de l’impérialisme européen». (cité d’après Mishra, page 293) Peu avant sa mort, Tagore s’est montré profondément pessimiste: «Nous sommes une bande de malheureux. Où voulons-nous lever nos yeux? Les jours, où nous nous orientions sur le Japon, sont passés.» (cité d’après Mishra, p. 293) Il dit cela en 1938, après que le Japon ait occupé en 1931 la Mandchourie et qu’il ait attaqué le territoire central de la Chine. Dans l’un de ses derniers essais, il met en garde contre «les écoliers de l’Orient» empressés:
«La plante soigneusement entretenue, mais empoisonnée de l’égoïsme national diffuse ses graines dans le monde entier, à la joie de nos écoliers peu mûrs de l’Orient, parce que la récolte de ces graines – la récolte de l’antipathie avec son circuit infini du renouvellement – porte un nom occidental mélodieux. De grandes civilisations ont fleuri en Orient comme en Occident, parce qu’elles ont créé la nourriture intellectuelle pour les êtres humains de tous les temps. […] Ces grandes civilisations ont été ruinées par des gens du type de nos écoliers peu mûrs modernes – se croyant malins et critiques d’une manière superficielle, se vénérant eux-mêmes, marchandant habilement sur le marché du profit et de la puissance, efficaces en traitant les choses secondaires – qui […] à la fin, poussés par une avidité suicidaire, mettent le feu aux maisons de leurs voisins pour être eux-mêmes finalement consumés par les flammes.» (cité d’après Mishra, p. 294)

La charte de l’ONU comme base pour la paix – malgré certaines contradictions systémiques

Ce que Tagore prédit ici, il ne dut heureusement plus le vivre, car il mourut en 1941. Ce que l’avidité des deux côtés peut causer, se montra dès 1941 dans la guerre faisant rage dans le monde entier et qui se termina par le largage de deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. Mais la nourriture intellectuelle requise par Tagore atteignit l’humanité par la Charte de l’ONU, la base fortement louée par Kishore Mahbubani pour un ordre mondial pacifique – même si elle a encore des défauts telle la «contradiction systémique entre la souveraineté des Etats et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes» (Professeur Köchler lors d’une conférence en Suisse au printemps 2014). Une contradiction, pouvant être utilisée pour de terribles guerres guidées par des intérêts matériels, ou alors pour trouver des solutions pacifiques aux conflits, si l’on laisse faire les gens sur place, c’est-à-dire, qu’on les laisse décider eux-mêmes, comment ils veulent organiser leur vivre-ensemble – même si cela ne correspond pas toujours aux idées occidentales. Voilà un des contenus essentiels implicites du livre de Pankaj Mishra, justifiant à lui seul, le décernement du prix du livre de Leipzig en faveur de l’entente entre les peuples.     •
Bibliographie:
Pankaj Mishra. Aus den Ruinen des Empires.
Die Revolte gegen den Westen und der Wieder­aufstieg Asiens. Frankfurt a.?M. 2013.
ISBN 978-3-10-048838-1.
Kishore Mahbubani: Die Rückkehr Asiens –
das Ende der westlichen Dominanz. Berlin 2008. ISBN 978-354907351-3. En particulier le chapitre 3: Warum Asien jetzt aufsteigt, p. 62–13.
Zbigniew Brzezinski. Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde. 1997, ISBN 978-2227-13519-2
J.R. von Salis: Grundsätzliches zur kulturellen Lage der Schweiz. Exposé présenté lors de l’Assemblée des délégués de l’Association suisse des enseignants,
le 25/9/1955 à Lucerne. Publications de SLV, no 30, Zurich 1955. In: J.R. von Salis: Schwierige Schweiz. Zurich 1968. p. 107–122.

J. R. von Salis: L’esprit national en Suisse – un contrepoids au nationalisme d’autres pays

«L’Etat fédéral suisse – faut-il constamment le répéter? – est une création politique. Le patriotisme de ses citoyens est dans son essence l’expression coopérative, démocratique et fédéraliste de la nation – si l’on peut utiliser ce terme en parlant de la Suisse – et elle prend une toute autre forme que dans d’autres pays européen.»

J. R. von Salis: Schwierige Schweiz. Zurich 1968, p. 111

«Unir les peuples asiatiques contre l’Europe – moyen légitime d’autodéfense»

ts. «Notre pays aussi souffre de cette humiliation [l’exploitation par les Européens, ts.]. Les Turcs sont des Asiatiques comme nous. […] C’est pourquoi, ils sont venus chez nous pour nous assurer de leur amitié.» (cité d’après Mishra, p. 158). Dans une phase précoce du panasiatisme, un journal japonais a ainsi salué une légation de l’Empire ottoman qui visitait le Japon en 1889 par voie maritime. Les hôtes de la Sublime Porte avaient pour but d’étudier le modèle japonais pour mieux s’armer contre les puissances européennes.
Le Japon était pour les Jeunes-Turcs qui ont construit ensuite un Etat-nation sur les ruines de l’Empire ottoman, un modèle inspirateur, en particulier après son accord maritime avec la Grande-Bretagne en 1902 et sa victoire à Tsushima en 1905 contre la Russie. On a intentionnellement ignoré la violence, le militarisme et le racisme. Car, comparé aux puissances occidentales, le pays du soleil levant n’était déjà pas en reste quant à ces moyens à cette époque et encore moins ultérieurement.

Clé du succès du Japon: ne pas perdre le pouvoir sur le système financier

Mais en quoi consistait le succès du Japon? Dans la restauration de Meiji, une partie de l’élite japonaise avait reconnu leur retard dans les domaines de la science et de la technique. On envoya alors des étudiants et des légats expérimentés à l’étranger, on alla chercher des spécialistes et on commença l’édification d’un nouvel Etat-nation moderne. Ainsi, en 1889, une constitution basée sur le modèle occidental fut votée, alors même que l’Empereur détenait une position divine.
Si des pays comme l’Empire ottoman, la Chine et l’Egypte échouèrent dans leur modernisation, le Japon avait l’avantage d’avoir une population homogène, des anciennes élites s’opposant à peine ou participant aux innovations et, pas comme en Egypte, il affirma son pouvoir sur le système financier. Avec beaucoup d’habilité diplomatique, on réussit à résilier les traités inégaux! Ainsi, les Britanniques renoncèrent en 1894 à leurs droits ex-territoriaux. La modernisation commença à poser des problèmes lorsque le Japon, dans la même année, attaqua la Chine à cause de sa prédominance sur la Corée et en sortit vainqueur ce qui justifiait que «la civilisation n’était pas un monopole de l’homme blanc». (cité d’après Mishra, p. 163) D’autres estimaient que «le véritable anniversaire du Nouveau Japon commença avec la conquête de la Chine». (cité d’après Mishra, p. 164)

Les blancs considérèrent les Japonais «proches des singes» …

Malgré tous les côtés négatifs, l’ascension du Japon trouva quand même une énorme résonnance dans toute l’Asie: si autrefois, les Blancs (auraient) considéraient les Japonais comme «proches des singes» (cité d’après Mishra, p. 164) déclare le journaliste japonais Tokutomi Soho, «maintenant, on n’a plus honte d’être Japonais […] Autrefois, nous ne nous connaissions même pas nous mêmes et le monde ne nous connaissait pas non plus. A présent que nous avons testé nos forces, nous nous connaissons et le monde nous connaît.» (cité d’après Mishra, p. 164)
Ce même Soho, partisan des droits et libertés individuels, s’engagea alors pour un impérialisme japonais afin de briser «le monopole mondial de la race blanche». (cité d’après Mishra, p. 165)

Réseau transnational d’intellectuels asiatiques contre l’impérialisme occidental

Le Japon devint la Mecque des combattants pour l’indépendance de toute l’Asie, en particulier après la victoire contre la Russie déjà mentionnée plusieurs fois et faisant date. Toutefois outre Tokyo, des intellectuels asiatiques se rassemblèrent aussi à Chicago, Berlin, Johannesburg et Yokohama. Beaucoup allèrent à l’étranger pour leur formation professionnelle, Gandhi à Londres, Lu Xun au Japon et Sun Yat-sen à Honolulu. Ainsi, un réseau transnational se développa, capable d’avoir de l’influence dans les pays d’origine de ces Asiatiques exilés. Le but des partisans du panasiatisme, du panislamisme et du panarabisme était l’union contre les puissances impérialistes occidentales. Ainsi, l’intellectuel musulman Abdurreshid Ibrahim, un grand voyageur né en Russie, admirateur de al-Afghani, écrivit en 1909 dans divers magazines japonais: «C’est d’abord le désaccord des peuples asiatiques qui permit aux puissances occidentales de pénétrer en Asie. Si les peuples asiatiques ne reconnaissent pas ce défaut et ne surmontent pas leur désaccord intérieur, ils n’auront pas d’avenir.» Et Ibrahim de continuer: «L’effort d’unifier les peuples asiatiques contre l’Europe est un moyen légitime de notre autodéfense». (cité d’après Mishra, p. 207s.)

Un musulman russe désigne le Japon comme sauveur

Ibrahim, le grand voyageur panasiatique, Russe musulman exilé, fonda par la suite à Tokyo le magazine Islamic Fraternity, en coopération avec un exilé égyptien et un Indien. Tous deux avaient fui devant les Britanniques de leurs pays occupés – une union de victimes de l’impérialisme, assez inhabituelle pour l’observateur occidental. Kishore Mahbubani nous soupçonne, nous les Occidentaux, de douter que les Asiatiques puissent vraiment penser, sans parler d’agir. «Can Asians think?», titre provocateur et révélateur, en même temps qu’accusateur, du livre de Mahbubani, plus d’un siècle après les évènements décrits par Mishra!
L’épisode suivant de l’histoire mondiale contraste encore plus avec tous nos modèles historiques occidentaux: en 1909, notre musulman russe Ibrahim voyage avec le soutien de la société secrète du Dragon noir à Istanbul pour, de là, informer les musulmans de Chine et des colonies britanniques et hollandaises qu’un sauveur est déjà à leur disposition: le Japon!

Première Guerre mondiale: dans les cœurs des Asiatiques, les lignes de front apparaissaient autrement

Il faut lire la phrase suivante de Mishra trois ou quatre fois pour en classer les interconnexions: «Pendant la Première Guerre mondiale, il [Ibrahim] forma en Allemagne un ‹bataillon asiatique› composé de prisonniers de guerre russes pour combattre les Britanniques en Mésopotamie.» Bien sûr, les musulmans russes ne combattaient pas pour l’Allemagne mais pour la libération de l’Asie et des musulmans – et là, la Grande-Bretagne était l’adversaire par excellence! Pour nous les Occidentaux, lors de la Première Guerre mondiale, c’est avant tout les grands Etats-nation centralistes qui se combattaient mutuellement, «Allemands» contre «Britanniques» pour les peuples asiatiques, la situation se présentait autrement: maintes personnes étaient contraintes de combattre sous les drapeaux de leur oppresseur – pourtant dans leur cœur, les lignes de front étaient tout autre …

«10'000 ‹Annamites› ont moins de valeur qu’un chien français?»

Pour Mishra, le Vietnamien Phan Boi Chau (1867–1940) fut l’autre exemple montrant que de nombreux Asiatiques ont porté tous leurs espoirs sur le Japon en tant que sauveur. Son texte intitulé «Histoire de la perte du Vietnam» fut imprimé dans le magazine de Liang Qichao au Japon. On le trouva plus tard sous forme de livre aux confins du pays et il devint la bible de Ho Chi Minh et des anticolonialistes du Vietnam. Très tôt, Phan Boi Chau avait écrit dans un mélange de honte, de stupeur et de colère sur l’agression des Français dans son pays: «Depuis l’installation du protectorat, les Français ont pris le pouvoir sur tout, même sur la vie et la mort. La vie de 10?000 ‹Annamites› a moins de valeur que celle d’un chien français et 100 Mandarins profitent de moins d’estime qu’une femme française. Comment cela est-il possible que ces gens aux yeux bleus et à la barbe blonde qui ne sont ni nos pères ni nos frères aînés s’assoient sur nos têtes et défèquent leurs excréments sur nous?» (cité d’après Mishra, p. 208) Malheureusement, les Vietnamiens ont dû supporter d’autres guerres dans la deuxième moitié du XXe siècle – avec les conséquences ultérieures connues pour ne citer que les tonnes de poison Agent Orange répandues. Vu les démonstrations de force entre les USA et la Chine en Extrême-Orient, il reste à espérer que le Vietnam ne devienne pas de nouveau l’enjeu dans le grand échiquier d’un Zbigniew Brzezinski …