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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°26, 4 juillet 2011  >  Des terres très convoitées [Imprimer]

Des terres très convoitées

 par Marc Guéniat, de retour de Lusaka

D’ampleur mondiale, le phénomène d’accaparement des terres est aigu en Zambie. A Nampamba, un producteur de biocarburant et des fermiers se déchirent.

Habituellement, une clôture sert à délimiter une propriété. A Nampamba, un petit village du nord de la Zambie, la logique s’est inversée. La longue barrière électrique semble installée non pas autour du terrain de la compagnie ETC Bioenergy Limited, mais de façon à encercler les villageois. Un petit mètre la sépare des huttes en terre les plus proches, cernées par un océan de jatropha, une plante dont on extrait des noix une huile au fort potentiel énergétique. De ce village d’environ 500 habitants, une seule issue permet de rejoindre la route sans franchir les limites posées autour des 57 000 hec­tares que possède le producteur sud-africain de biocarburants. Possède? Telle est la question.
Sur le terrain comme devant les tribunaux, la société et les habitants se sont livré une guerre foncière acharnée durant une décennie. «Mais ETC l’a gagnée, en s’accaparant peu à peu, et par la force, nos terres», résume Francis Kamanda, un retraité qui a pris la tête de la rébellion.
Le péché originel de cette situation provient de la dualité du régime foncier en vigueur en Zambie. En vertu du droit coutumier, reconnu par la Constitution, la terre a été distribuée aux fermiers par la cheffe du «royaume», dénommée Lesa. Parallèlement, le président a alloué une surface initiale de 10 000 hectares aux investisseurs. Les uns comme les autres peuvent donc se prévaloir du droit d’exploiter la zone agricole de Nampamba. Ce flou juridique né d’une délimitation peu claire des prérogatives des chefs et du président précarise en premier lieu les petits fermiers.

Communication brutale

Sans compter que «les investisseurs n’hésitent pas à corrompre l’administration pour parvenir à leurs fins», accuse Harry Kampani, de l’ONG FIAN,* spécialisée dans les questions agraires. De la même manière, rien n’empêche d’offrir quelques cadeaux au chef traditionnel pour obtenir son consentement. De tels procédés ont échoué à Nampamba, la cheffe Lesa ayant soutenu ses sujets.
Pourtant, la cohabitation avait relativement bien commencé lorsque la compagnie souveraine britannique Mpongwe Development Company (MDC) s’est implantée près du village, en 1996 – ETC n’a repris le terrain qu’en 2007. Un comité rassemblant des cadres de MDC et des habitants a été institué pour résoudre les questions foncières par la concertation. Six ans plus tard, la direction de MDC change, entraînant un nouveau mode de communication, plus brutal. Les villageois sont harcelés par des vigiles, le feu a même été bouté à certaines maisons qui entravaient les ambitions territoriales de la compagnie. La bataille juridique s’engage, tandis que MDC accroît peu à peu son domaine, par la force.
Tous les échelons du pouvoir judiciaire se sont prononcés sur le cas jusqu’au verdict de la Cour suprême, qui a mis, l’été dernier, un point final au conflit ainsi qu’aux espoirs des villageois. «Deux jours avant cette ultime décision, le vice-président et le ministre de la Justice ont pris la peine de venir jusqu’ici pour s’entretenir avec les cadres d’ETC», relève Francis Kamanda, flairant de possibles pots-de-vin. Et à l’instar de toutes les transactions en Zambie, le gouvernement a soigneusement tenu secret le montant de cette concession valable 99 ans. Même la justice n’y a pas eu accès, comme l’atteste le jugement en notre possession.
Les habitants de Nampamba se retrouvent ainsi confinés à l’intérieur de cette clôture, vivant d’une agriculture de subsistance. Rien de plus. «Nos champs sont désormais minuscules. Nous n’arrivons plus à dégager un excédent de maïs pour le vendre», raconte Godwin Ngira, un agriculteur d’une cinquantaine d’années. L’économie du village a basculé dans le troc. Avec les conséquences que cela comporte, puisque les frais médicaux et d’écolage continuent de s’effectuer en espèces sonnantes. Beaucoup se privent donc de ces besoins fondamentaux.

Le pétrole, nerf de la guerre

A la différence de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, la Zambie est très peu peuplée et regorge d’eau. Seulement 15% des terres arables d’un sol jugé exceptionnel sont utilisées. Le gouvernement a ainsi fait de l’agriculture sa priorité, y incluant la production de biocarburants pour contrer les prix du pétrole, qui atteignent des sommets en Zambie. «Il ne s’agit donc pas d’exporter mais d’alimenter le marché local pour accroître notre souveraineté énergétique», fait valoir Thomson Sinkala, président de l’Association des biocarburants de Zambie.
Quoi qu’il en soit, vu la disponibilité des terres, mettre à disposition des investisseurs quelque 30 millions des 70 millions d’hec­tares cultivables que compte le pays ne devrait pas causer de problème. Les collisions entre les petits agriculteurs et les groupes agro-industriels sont néanmoins fréquentes, comme à Nampamba.
Des antagonismes qui naissent pour des raisons économiques. «Les uns comme les autres recherchent les mêmes terres, proches des marchés. C’est-à-dire proches des routes et du réseau électrique », explique Henry Machina, directeur de l’ONG Land Alliance, qui a aidé les habitants de Nampamba dans leur combat. A deux dollars le litre de sans-plomb, le coût du transport est prohibitif pour quiconque s’éloigne des marchés.
En misant sur l’agriculture, le gouvernement entend aussi améliorer la productivité d’un secteur qui en manque cruellement et créer des places de travail dans le secteur formel. Henry Machina affiche toutefois son scepticisme quant à la qualité de ces emplois. Chez ETC, les fiches de paie que nous avons consultées montrent qu’un ouvrier ne gagne que deux dollars par jour pour huit heures et demie de travail en plein soleil. Un tel salaire ne couvre même pas les besoins alimentaires de base, tant les produits sont onéreux en Zambie, toujours en raison des coûts du transport.

Des projets massifs en cours

Nampamba n’est qu’un cas parmi des milliers d’autres de ce phénomène planétaire, qualifié d’«accaparement des terres». En sep­tembre dernier, la Banque mondiale elle-même a rejoint le lot des nombreuses ONG qui tirent la sonnette d’alarme en diffusant un rapport inquiétant. Alors que quatre millions d’hectares par année ont été acquis dans le monde entre 2000 et 2008, ce nombre a été multiplié par onze en 2009, année qui a suivi la crise alimentaire.
La Zambie compte parmi les pays les plus convoités, selon Olivier de Schutter, rapporteur pour le droit à l’alimentation auprès de l’ONU. Quelque deux millions d’hectares y ont été loués entre 2004 et 2009. Et tout indique que le mouvement va s’amplifier, suivant la volonté du gouvernement qui octroie de gros avantages fiscaux aux investisseurs.
Un hectare s’acquiert pour 350 à 500 dollars, dix fois moins qu’en Argentine. Une compagnie étatique chinoise a demandé deux millions d’hectares, également pour planter de la jatropha. Des tractations relatives à des dizaines de projets parfois chiffrés en centaines de millions de dollars sont en cours. Il s’agit souvent de pays qui, tels la Chine ou les royaumes du Golfe, tentent d’assurer leur sécurité alimentaire ou énergétique. Les investisseurs privés ne sont pas en reste; ils entrevoient de juteuses opportunités dans la hausse des prix des denrées agricoles. Une hausse qui ne profite pas aux fermiers de Nampamba.    •
Source: Tribune de Genève du 20/5/11
*     FIAN [Food First Information and Action Network] a été fondé en 1986 par des représentants de 11 pays. Le Secrétariat international se trouve à Heidelberg, en Allemagne. Le mandat de FIAN est: «Imposer le droit de l’Homme à l’alimentation et surtout le droit des groupes et personnes menacées par la faim et la malnutrition à se nourrir eux-mêmes». Il s’agit d’un réseau réellement international. Il n’y pas de coopérants travaillant dans le Sud, mais un réseau mondial de sections, coordinations et membres qui soutiennent les luttes pay­sannes pour le droit à l’alimentation de par le monde.

(Source: www.fian.be)