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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°40, 24 septembre 2012  >  La justice pénale sous le diktat de la Realpolitik? [Imprimer]

La justice pénale sous le diktat de la Realpolitik?

Un commentaire sur l’idée et la réalité de la Cour pénale internationale, dix ans après l’entrée en vigueur du Statut de Rome

par Hans Köchler, docteur en philosophie à l’Université d’Innsbruck*

Dix ans après l’entrée en vigueur du Statut de Rome – et neuf ans après le début de ses activités – le bilan de la Cour pénale internationale (CPI), qui est la première institution permanente du droit pénal international, est extrêmement décevant. Bien que maintenant la Cour ait été rejointe par 121 Etats, elle s’est occupée jusqu’à présent uniquement de situations dans sept pays africains et un seul jugement a été prononcé (dans la procédure contre le chef de milices congolais, Thomas Lubanga Dyilo). […]
Dans la prison de la Cour à La Haye, cinq personnes en tout sont internées, y compris celle jugée en première instance. En même temps, au mois de juin de cette année, en Libye, quatre agents de la Cour pénale internationale, munis d’immunité diplomatique, – parmi eux la mandataire provisoire du fils de Kadhafi, Saïf al-Islam, nommée par la Cour, – se sont retrouvés eux-mêmes en détention provisoire pour plusieurs semaines, quand ils voulaient informer le prévenu de ses droits, car il devait être arrêté sur ordre justement de cette Cour.

La justice pénale en zone de tension entre le droit et la politique d’hégémonie internationale

Cet incident plutôt grotesque – le résultat indirect de l’intervention du Conseil de sécurité de l’ONU qui avait «transmis» la situation en Libye à la Cour – jette la lumière sur la problématique de la justice pénale en zone de tension entre le droit et la politique d’hégémonie internationale. Plus que dans d’autres domaines du droit international il y a des divergences entre l’idée et la réalité.
La Cour pénale internationale – permanente – dont le Statut a été décidé en 1998 à Rome, a été conçue aussi comme alternative à la juridiction ad hoc, comme elle a été établie à la fin de la Guerre froide par les tribunaux pour la Yougoslavie et le Rwanda, imposés par une résolution forcée du Conseil de sécurité des Nations Unies. D’après sa conception – comme institution fondée par un accord entre Etats et non pas par un décret administratif – cette Cour devait pouvoir agir indépendamment des influences politiques, ce qui est indispensable pour sa crédibilité aux yeux du public mondial et pour son acceptation durable. Avant tout, la Cour devrait peu à peu mettre un terme au préjugé que, dans le domaine international, on utilise deux poids deux mesures et que ce sont finalement seulement les faibles – les perdants dans la politique d’hégémonie – à qui on demandera des comptes. A ce jour, cependant, son activité n’est pas faite pour corriger cette impression. Cela est dû à des raisons structurelles en ce qui concerne la composition (le groupe des Etats contractants) et à des raisons procédurales en ce qui concerne le Statut de la Cour. C’est – comment pourrait-il en être autrement – le résultat d’un compromis dicté par la politique d’hégémonie et des intérêts des Etats participants au processus de négociation.
Si la CPI devait être vraiment une alternative à la juridiction ad hoc, souvent politisée et juridiquement faible, alors sa composition – c’est-à-dire le groupe des Etats contractants – devrait être représentatif pour la communauté internationale. Ceci n’est de toute évidence pas le cas, si l’on considère que trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité (c’est-à-dire la Chine, la Russie et les Etats-Unis) ne font pas partie de la Cour. D’autres pays militairement puissants, comme par exemple l’Inde, la Turquie et Israël sont hors de portée de la Cour. Lorsqu’il s’agit de la poursuite de crimes internationaux (crimes de guerre, génocide, crimes contre l’humanité) les acteurs des Etats les plus puissants devraient être soumis à la juridiction de la Cour, tout comme les citoyens de petits Etats militairement faibles. La justice ne supporte pas de duplicité. Le «dilemme structurel» de la Cour est justement qu’elle doit – eu égard au statut de ratification – en quelque sorte regarder comment, lors de poursuites de crimes internationaux, ce sont toujours deux poids deux mesures qui sont appliqués.

S’agit-il d’un Tribunal ad hoc du Conseil de Sécurité?

Ce dilemme est encore renforcé par des règlements procéduraux dans le Statut de la Cour par lesquels – à part les contradictions de la logique des normes – est créée une liaison pour ainsi dire dysfonctionnelle entre l’organisation des Nations Unies et la Cour, ce qui met fondamentalement en question son indépendance. D’après l’article 13(b) du Statut, le Conseil de sécurité des Nations Unies peut, sous forme d’une mesure coercitive (c’est-à-dire par résolution du chapitre VII) transmettre à la Cour aussi des cas dans des Etats non contractants, et, d’après l’article 16, l’organe exécutif suprême des Nations Unies peut suspendre pour un an une enquête en cours ou une procédure. Cela ne signifie pas seulement que des Etats qui, d’après le droit international ne sont pas liés au Statut de Rome seront soumis à la juridiction de la Cour (Art. 13[b]), mais aussi que les Etats qui n’appartiennent pas à la Cour peuvent exercer une influence directe sur la juridiction. La Cour pénale internationale devient ainsi en fait un Tribunal ad hoc du Conseil de sécurité. S’y ajoute la circonstance aggravante qu’à cause du droit de veto des cinq membres permanents, l’opportunité politique – sous forme d’intérêts nationaux des cinq membres permanents dont chacun peut empêcher à lui seul une décision de transfert ou de suspension – devient la mesure effective des décisions qui, de leur côté, peuvent avoir une influence décisive sur le développement ultérieur de la justice pénale internationale. La problématique devient plus que claire dans la sélectivité de la «pratique de transfert» comme elle a été exercée jusqu’à présent. La Cour a été chargée des «situations» dans des pays non contractants, le Soudan (Darfour) et la Libye, mais pas des situations par exemple de la Syrie ou de Gaza, parce que la Palestine n’est pas encore reconnue par l’ONU comme Etat et qu’Israël n’a pas encore adhéré à la Cour.

Hypocrisie des grandes puissances

L’hypocrisie des grandes puissances se tenant à part, qui peuvent, comme membres du Conseil de sécurité, s’ingérer dans la compétence de la Cour et l’utiliser à leurs fins sans y être soumis eux-mêmes, est devenue plus que claire dans le cas de la Libye. Depuis le renversement dans ce pays, les pays qui ont fomenté à l’époque l’intervention de la Cour pénale internationale avec beaucoup de détermination, semblent avoir perdu l’intérêt à imposer l’autorité de cette Cour dans l’Etat non contractant de la Libye. Il semble dorénavant qu’on peut se familiariser avec le principe de la complémentarité (§1 du Statut de Rome) d’après lequel la Libye devrait elle-même s’occuper de la poursuite pénale, si les conditions de l’Etat de droit sont données dans le pays (c’est cependant à la Cour pénale d’en décider, pas à la Libye). La passivité dans l’affaire des quatre agents de la Cour emprisonnés (qui toutefois n’y sont allés que sur fond de la compétence juridique créée par le Conseil de sécurité) souligne cette tendance. Cette ambiguïté apparente est aussi responsable de la méfiance croissante envers la justice pénale internationale – un effet de démoralisation qu’on peut observer avant tout dans des pays en dehors de l’Europe, où l’on a approuvé – surtout en Afrique – en grande majorité la création de la CPI et où on peut trouver la plus grande «densité de ratification» en dehors de l’Europe. En vue de l’instrumentalisation politique évidente de la Cour par des membres puissants du Conseil de Sécurité, on ne doit pas s’étonner de la décision de l’Union africaine, concernant l’affaire de la procédure ouverte contre le chef d’Etat soudanais, qui a décidé, déjà en juin 2009, de ne plus coopérer avec la Cour pénale.
Dans le Statut de Rome est ancré un autre règlement qui cause à la Cour des restrictions graves dans l’exercice de son mandat et la soumet indirectement à l’influence politique. L’article 98(2), trop connu aujourd’hui, met la Cour dans l’impossibilité d’exiger l’extradition d’un suspect si le pays, sur le territoire duquel il se trouve, a conclu un accord de non-extradition avec un pays tiers. Ainsi les Etats-Unis ont par exemple, «à titre préventif», conclu de tels accords bilatéraux avec une multitude d’Etats, et cela en faisant souvent valoir leur influence militaire et économique envers le partenaire en vue de cet accord. Cela explique que ce sont justement les pays les plus puissants qui soustraient d’avance leur propres ressortissants à la compétence de la Cour et – en passant par le Conseil de sécurité – peuvent engager la Cour «depuis l’extérieur» pour leurs objectifs. C’est exactement le cas classique d’une situation dans laquelle c’est le droit du plus fort qui domine.

Aveugle d’un œil?

Les facteurs structurels et procéduraux qui rendent la CPI sensible aux influences politiques (d’hégémonie) sont en plus renforcés par l’action de l’accusateur autorisé à engager une enquête aussi à lui seul («proprio motu») d’après le Statut. La position forte de l’accusateur dans la procédure qui ne dépend pas exclusivement des transferts de la part des Etats contractants, pourrait être en fait un contrepoids à la politique d’hégémonie et d’intérêts des Etats contractants et aux Etats non contractants qui se servent de la Cour. En ce qui concerne le premier pas dans l’exercice de la compétence de la Cour, l’ouverture d’enquêtes, tout dépend de l’indépendance et du courage civique de l’accusateur; pour sa personne, le Statut exige une «haute renommée morale». Le mandat actuellement terminé de Louis Moreno Ocampo qui a exercé cette charge dans la première période de fonction de neuf ans, s’est distingué par un fort décalage entre son comportement hésitant, on peut même dire son inactivité d’un côté, et son action énergique et dynamique de l’autre côté – toujours suivant les données politiques. Tandis que la situation en Afghanistan, qui a adhéré à la Cour en 2003, n’est apparemment pas digne d’une intervention, en Libye, où la compétence lui a été «décernée» par le Conseil de sécurité, et où les intérêts d’Etats puissants étaient impliqués, il a porté plainte contre les représentants politiques avec la rapidité de l’éclair, mais en même temps, malgré de graves soupçons, en ce qui concerne les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité éventuellement commis par les milices, il n’a pas vu de raison de prendre des mesures de poursuite. Après le renversement, il a prononcé des louanges du système juridique libyen, et il a ainsi encouragé les nouveaux dirigeants dans leurs efforts de retirer les affaires en cours à la Cour pénale. Ce comportement – retenue extrême d’un côté et un empressement servile de l’autre côté – montre clairement que pour l’établissement et l’acceptation de la Cour pénale internationale comme institution permanente il sera absolument indispensable que l’accusateur agisse en personne souveraine et de manière apolitique. L’indépendance juridique, garantie sur papier, ne suffit pas. Sans l’indépendance mentale des fonctionnaires dirigeants elle est insignifiante. Reste à espérer que la nouvelle accusatrice – Fatou Bensouda de la Gambie africaine – exerce sa fonction avec plus de perspicacité et moins d’égards aux intérêts externes de la politique d’hégémonie que son prédécesseur. Si jamais elle a le courage d’exercer pleinement sa compétence d’après l’article 15(1) du Statut («proprio motu»), elle pourrait au moins aider à corriger l’impression créée par la gestion précédente, à savoir que la Cour pénale internationale est de facto une Cour pénale régionale pour l’Afrique – comme si les crimes internationaux n’avaient été commis que par les Africains.

Le système manque de légitimité et n’est pas viable à long terme

Même l’accusateur le plus courageux et le plus intègre ne peut cependant pas changer quelque chose dans les faiblesses structurelles de la construction actuelle de la Cour. Le système manque de légitimité – et n’est pas viable à long terme –, si les Etats militairement puissants – et les plus puissants – n’adhèrent pas au Statut de Rome, dont les représentants ont plus de possibilités d’imposer les états de fait de crimes que les représentants de tous les petits Etats contractants. Le système ne pourra être défendu moralement ni maintenu dans la Realpolitik, si par exemple – comme la France l’a essayé par une explication interprétante – l’emploi des armes nucléaires est exclu de manière préventive de la juridiction de la Cour. L’idée de la justice repose sur la reconnaissance de l’égalité devant la loi. La conception de «crimes internationaux», dont la sanction et la prévention – c’est ce qu’on dit dans beaucoup de proclamations solennelles – devraient être une volonté de la communauté internationale en son ensemble, perd toute sa crédibilité si des standards différents sont en valeur. Il y a soit un système homogène de la justice pénale internationale ou pas de système du tout. Tertium non datur.

La Cour pénale internationale ne doit en aucun cas cimenter le droit du plus fort

La Cour pénale internationale ne doit en aucun cas, ni directement ni indirectement, ni ouvertement ni sous couvert, cimenter le droit du plus fort. C’est cependant le cas, si la composition du groupe des Etats contractants reste si mal équilibrée du point de vue de la politique d’hégémonie comme c’est le cas actuellement, et c’est le cas parce que le Statut de la Cour donne à une institution externe, composée et agissant selon les règles de la politique d’hégémonie, le privilège de s’ingérer dans sa juridiction – peu importe si c’est en élargissant ou restreignant. A cause du veto au Conseil de sécurité, il n’y aura jamais un transfert d’une «situation» dans un pays se trouvant sous la protection d’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, mis à part l’immunité fondamentale dont les responsables des membres permanents du Conseil de sécurité profitent, tout en n’étant pas des Etats contractants de la Cour – et cela partout et dans toutes les circonstances. Si l’on ne veut pas tourner autour du pot, cela veut dire qu’à l’époque, et sous les auspices de la CPI, ce n’est pas la fin de l’impunité («end of impunity)», mais plutôt un système de deux classes de justice pénale dans lequel des «transferts» du Conseil de sécurité comme moyen de la politique d’hégémonie – surtout comme mesures disciplinaires lors de conflits à l’intérieur des Etats, ou entre les Etats – peuvent être engagées.
Dans un Etat de droit, l’exercice du pouvoir judiciaire doit être strictement séparé des autres pouvoirs, et l’autorité de la justice doit être assurée aussi bien envers le pouvoir législatif qu’envers le pouvoir exécutif. Une séparation des pouvoirs qui fonctionne dans ce sens n’existe cependant pas à l’échelle internationale. Les Nations Unies ne sont pas un Etat mondial et le Conseil de sécurité n’est d’autant moins un acteur dans le cadre d’un système de la séparation des pouvoirs qui fonctionne. Cette dernière, sous les conditions actuelles, n’existe même pas dans les grandes lignes. Comme la Cour elle-même n’a pas le pouvoir d’imposer son autorité – si ce n’est qu’indirectement, quand elle agit sur fond d’un transfert par le Conseil de sécurité – en vue du bilan actuel la question de savoir s’impose si, avec la création de cette institution permanente universelle de la justice pénale, on n’a pas mis la charrue avant les bœufs. L’idée de la justice risque d’échouer devant la réalité de la politique d’hégémonie.    •

Source: International Progress Organization, 2012, www.i-p-o.org  (L’article est légèrement abrégé.)

(Traduction Horizons et débats)

*    Hans Köchler est professeur de philosophie (avec prise en considération de la philosophie politique) à l’Université d’Innsbruck. De 2000 à 2002, il a été observateur international du procès de Lockerbie aux Pays-Bas, nommé par le Secrétaire général des Nations Unies. En cette qualité, il a posé la question de la politisation de la justice pénale internationale dans deux rapports. Köchler est l’auteur du livre «Global Justice or Global Revenge? International Criminal Justice at the Crossroads», qui a paru dans des versions anglaises, arabes et turques.