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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°29, 16 juillet 2012  >  Le modèle Suisse [Imprimer]

Le modèle Suisse

par Marianne Wüthrich, docteur en droit et René Rocca, historien

Pour saisir le modèle suisse dans toutes ses facettes, il est nécessaire d’éclaircir un par un les éléments fondamentaux. Dans le texte qui suit le principe coopératif, l’autonomie communale, le système de milice, la démocratie directe, le fédéralisme et la subsidiarité, la politique financière durable, la démocratie de concordance ainsi que la neutralité seront présentés de façon plus précise. Les éléments particuliers se complètent de manière fructueuse et définissent dans leur ensemble la culture politique spécifique de la Suisse.

1. Le principe coopératif comme base de la culture politique suisse

Les coopératives représentent dans leurs formes les plus diverses le fondement essentiel de l’Etat fédéral suisse. En tant que structure d’organisation économique d’auto-assistance, la coopérative repose sur une conception de l’homme personnaliste. Il ne faut pas la considérer comme une simple forme juridique mais plus largement comme une forme importante de société.
La coopérative est toujours ancrée localement et s’inscrit dans le système politique fédéraliste et subsidiaire de la Suisse. Les coopérateurs décident démocratiquement de toutes les questions successives et chacun dispose d’une voix.
Le but d’une coopérative consiste toujours dans la solution d’une tâche commune, fixée par tous les membres dans l’article «But» et qui peut concerner différents domaines. Il peut s’agir d’un devoir social (par exemple une maison de retraite ou EMS), de l’approvisionnement public (par exemple l’approvisionnement en eau, en électricité, la gestion de la forêt), de branches productives (par exemple l’achat et la vente de biens agricoles, des coopératives vinicoles, des ateliers de couture, des ateliers de formation pour handicapés) ou bien de l’exploitation optimale d’une cause commune. Les formes d’activités et de gestion peuvent varier, le but doit toujours servir le bien commun – le bonum commune – ancré dans le droit naturel.
Le célèbre historien suisse Adolf Gasser a mis en évidence de manière très claire la signification du principe coopératif. Pour lui, l’histoire européenne a été fortement marquée par l’opposition entre deux conceptions différentes: La domination et l’association. Deux mondes s’y opposent qui ont évolué d’après des lois très différentes: Celui des systèmes politiques créés de haut en bas et celui des systèmes créés de bas en haut, ou en d’autres termes, le monde de la domination et celui de la coopérative, le monde de la subordination et celui de la coordination, le monde du centralisme et celui du communalisme, le monde de l’administration autoritaire et celui de l’autogestion, le monde sans liberté des communes et celui de la liberté communale.
«Nous tenons à constater que l’antinomie domination – association est sans doute le contraste le plus important que connaissent la sociologie et l’histoire. L’antithèse Etat autoritaire – Etat populaire oppose, en effet, les notions politiques les plus graves qui soient, notions qui concernent les assises mêmes de toute collectivité humaine.»1
Dans son ouvrage principal «L’autonomie communale et la reconstruction de l’Europe: principes d’une interprétation éthique de l’histoire», Gasser explique que c’est le principe ordinateur coopératif qui entraîne une éthique communale:
«Tandis que dans l’Etat autoritaire-bureaucratique, la politique et la morale sont placées à des niveaux très différents, dans l’Etat associatif-communal, au contraire, elles représentent des notions inséparables. On est donc fondé à désigner le principe ordinateur associatif-mutualiste, tel qu’il existe dans les communautés créées de bas en haut, par l’expression de ‹morale collective communale›.»2
Mais en Suisse ce principe associatif n’existe pas seulement depuis 1848. Il était depuis des siècles un élément constitutif de l’esprit de la Confédération.
La plupart du temps, les coopératives sont issues du droit foncier médiéval ou, en d’autres termes des propriétés communes médiévales. Ces origines anciennes sont essentielles pour comprendre le système politique suisse. A ce sujet, Wolfgang von Wartburg écrit:
«Ces petites communautés naturelles autogérées sont devenues l’école et le terreau de la liberté et de la démocratie suisses et le sont toujours. Mais les communautés de marche les plus étendues et les plus viables se trouvaient dans les montagnes où l’agriculture des alpages et l’élevage communs occupaient des vallées entières.»3
En Suisse, les biens communaux ont joué un rôle essentiel dans la multiplication et le développement des communautés. C’étaient des surfaces (pâturages, forêts ou terres incultes) ouvertes à tous. Leur création se déroulait ainsi: Les habitants d’un ou de plusieurs villages, hameaux ou groupes de fermes décidaient d’exploiter collectivement un territoire donné. Il en résultait, pour une famille de paysans, trois zones: les champs, la ferme et son jardin et une troisième zone exploitée collectivement. Depuis le haut Moyen Age, la noblesse européenne essaya de fixer ou du moins d’influencer le droit des biens communaux. Cependant, le principe associatif put subsister en de nombreux endroits, ainsi sur le territoire de la Suisse actuelle. Avec le temps, en raison de la variété des situations locales et des relations humaines, il se créa une grande diversité de formes de coopératives.
En Suisse, les conditions d’habitat historiques ont joué un rôle particulièrement important. Sur le Plateau, où se formaient des villages, les biens communaux avaient, pour les villageois, une importance vitale, à côté de la ferme, de son jardin et des champs. Dans les Préalpes vallonnées les fermes s’associaient pour exploiter ensemble les biens communaux. Dans les Alpes se créèrent en maints endroits des communautés de vallées, p. ex. à Uri, Ursern, Schwyz, Glaris, dans l’Entlebuch, aux Grisons, en Valais et au Tessin.
Le Prix Nobel d’économie Elinor Ostrom a mené une étude mondiale sur les biens communaux intitulée «Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action».4 A partir d’exemples historiques concernant plusieurs continents elle a montré l’importance du principe coopératif aujourd’hui. En évoquant les biens communaux, elle montre comment les hommes s’organisent quand les ressources naturelles sont rares afin de résoudre collectivement les problèmes complexes. Elinor Ostrom conclut de son étude exhaustive que, pour bien gérer les biens communaux locaux, la coopération des personnes directement concernées est dans bien des cas préférable à un contrôle étatique ou à la privatisation. Ce faisant elle rend hommage au principe associatif et en montre clairement l’importance pour l’économie du XXIe siècle.
Pour l’espace géographique de la Suisse actuelle, les biens communaux du Moyen Age ont créé un fondement de gestion collective et ont assuré l’ordre et la sécurité grâce à leurs règlements. A côté des biens communaux dont tous les villages ruraux disposaient jusqu’au XVIIIe siècle, des formes particulières de coopératives naquirent, qui servaient différents objectifs communaux particuliers.
Les coopératives ont développé une force favorisant la cohésion sociale sans laquelle la Suisse, nation née de la volonté populaire, n’aurait jamais vu le jour. Au cours du bas Moyen Age et au début des Temps modernes les communautés de villages ou de vallées ont effectué en plus de leurs tâches traditionnelles, de nouvelles tâches communes, par exemple l’entretien des chemins, les installations hydrauliques, l’approvisionnement en eau, la construction d’églises ou encore l’assistance aux pauvres. C’est ainsi que ces coopératives villageoises et de vallées sont devenues peu à peu des communes, fondement du futur Etat fédéral.
A propos de ce processus, Wolfgang von Wartburg écrit:
«C’est cette réalité humaine et non pas une idée abstraite qui a donné naissance à l’idéal suisse de liberté. […] Ainsi la formation de l’Etat suisse s’oppose à la formation de tous les autres Etats européens. Il ne repose pas sur la volonté d’unité politique mais au contraire sur le désir de conserver les particularités originelles et la liberté, donc la diversité des membres. Son unité ne résulte pas d’un pouvoir supérieur ou de l’uniformité, mais de la libre collaboration aux missions collectives.»5
Les Confédérés sont donc devenus des bourgeois de leurs villages et les communautés de villages sont devenues des communes villageoises officielles. Peu à peu se sont développées les bourgeoisies qui existent encore dans de nombreux cantons.
A partir de 1798, la République helvétique a introduit la distinction entre les communes politiques et les communes bourgeoises ou bourgeoisies. La division des biens communaux s’intensifia. Certains furent donnés à bail ou vendus, d’autres furent revendiqués par les communes, ou des corporations de droit privé furent créées. Aujourd’hui encore, les corporations et les bourgeoisies sont un bien traditionnel important. Elles établissent des liens humains avec l’histoire et la culture d’une commune. Dans le canton des Grisons, par exemple les anciennes communautés de villages sont encore vivantes dans les communes politiques, si bien qu’elles possèdent la plupart des biens communaux. Dans la région bernoise et en Suisse centrale, les communes bourgeoises, qui ont pris le relais des anciennes communautés de villages, possèdent et administrent les bien communaux, et c’est également le cas en Valais. Au Nord des Alpes et au Tessin, les corporations ou les corporations bourgeoisiales possèdent et administrent les biens communs.
Sans la tradition des biens communaux et l’«esprit associatif» décrit ci-dessus, la création de l’Etat fédéral en 1848 n’aurait pas eu lieu. Adolf Gasser insiste sur le fait que cet «esprit associatif» est toujours enraciné dans les petits espaces, sur le territoire réduit et à taille humaine de la commune, qui est à la base du principe coopératif. Ce n’est que dans ces espaces restreints que peut s’épanouir une autogestion collective vivante. A ce sujet, Gasser écrit: «Aucun Etat du type associatif n’a jamais pu se former autrement qu’à partir de ces collectivités populaires restreintes que sont les communes libres et capables de se défendre par les armes.»6
A partir de la tradition suisse des biens communaux et des coopératives, que nous venons de décrire, un large mouvement coopératif s’est développé au cours du XIXe siècle, surtout parallèlement à l’industrialisation. Ce mouvement – en Suisse comme en Europe – a pénétré de nouveaux domaines, également industriels, mais sans renoncer aux principes coopératifs fondamentaux. Ainsi se sont créées des coopératives agricoles, des coopératives de production, de consommation et de construction ainsi que des coopératives de crédit et d’épargne.
La coopérative en tant que forme juridique a été introduite dans le droit suisse des obligations en 1881 et devint très populaire. Ainsi le nombre des coopératives a augmenté considérablement au tournant du siècle (1883: 373 / 1890: 1551 / 1910: 7113). La raison principale en était les crises répétées de l’économie capitaliste. Avec la grande crise des années 1930, le nombre de créations de coopératives a encore augmenté considérablement pour atteindre plus de 12 000 en 1957.
A peu près la moitié des coopératives étaient de nature agricole. S’y ajoutèrent des domaines du service public, tels que par exemple le secteur économique de l’électricité. Après la Seconde Guerre mondiale on fonda et encouragea particulièrement souvent des coopératives de construction et d’habitation.
Il existe encore aujourd’hui plus de 12 000 coopératives en Suisse.
Elinor Ostrom, en résumé de ses recherches sur les biens communs, fondés dans le droit naturel, a énoncé des principes de réussite pour une activité économique, principes dont elle a pu observer l’application dans le monde entier. Ils offrent une approche pour maîtriser les problèmes économiques d’aujourd’hui. Ces principes coopératifs d’Ostrom sont les suivants:
•    Limites clairement définies et exclusion des individus externes non habilités
•    Les règles concernant l’approbation et la mise à disposition des ressources communes doivent être adaptées aux conditions locales.
•    Les utilisateurs peuvent participer aux décisions sur la modification des règles afin de permettre une meilleure adaptation aux changements de conditions.
•    Contrôle du respect des règles.
•    Sanctions graduées en cas d’infraction aux règles.
•    Mécanismes de résolution des conflits.
•    L’autonomie des communes est reconnue par le gouvernement de rang supérieur (principe subsidiaire)    .

2. L’autonomie communale

Du point de vue historique, les 2700 communes en Suisse sont issues du principe coopératif, c’est-à-dire d’associations de citoyens avec l’objectif de résoudre les tâches en commun. Les tâches principales sont par exemple l’élection des autorités communales, la fixation du taux d’imposition, la construction des routes communales, d’écoles, de jardins d’enfants, de piscines et de Maisons communales, d’hôpitaux communaux, des bibliothèques, le maintien d’un service du feu et beaucoup d’autres choses. Ces derniers temps d’autres tâches, comme la gestion des déchets et les stations d’épuration s’y sont ajoutées. Les devoirs des anciennes coopératives, élargis par beaucoup de domaines de vie actuels, continuent à exister dans les administrations communales suisses modernes. La base de l’autonomie communale, développée du bas en haut n’a pas changé: Les habitantes et les habitants s’occupent depuis toujours des affaires courantes avec la responsabilité commune, et pour cette raison ils se sentent liés à la commune et à ses habitants. C’est avec raison qu’on appelle la Suisse la «nation des communes» car nulle part ailleurs les communes ne bénéficient d’autant de liberté et d’autogestion. Il en résulte l’importance de la commune comme école de la démocratie directe.

3. Le système de milice

Le système de milice représente une autre expression d’un esprit communautaire dans les communes. Le travail de milice des habitants des communes représente, à part les avantages humains et sociaux, sans doute aussi des avantages financiers. La collaboration volontaire et souvent non rémunérée dans la communauté correspond à la continuité de la tradition des coopératives. Le principe de milice fait partie de la vie en commun et fait que les gens se sentent enracinés dans leur commune. Chaque citoyen actif sait qu’on compte sur lui et que sa contribution est importante pour la commune.
L’idée de milice est aussi présente dans l’armée suisse, l’armée de milice bien ancrée dans la population. En politique également, le principe de milice est présent à tous les niveaux. Tous les parlements en Suisse et beaucoup de mandats de l’exécutif sont tenus au principe de milice, c’est à dire que les personnes qui exercent un mandat politique ne l’exercent pas à plein temps. Comme nous n’avons en Suisse pratiquement pas de politiciens professionnels, ils sont beaucoup plus ancrés dans la population.

4. La démocratie directe

Dans la démocratie directe, les citoyens comme souverains exercent leurs droits souverains directement lors des élections et des votations. Cela veut dire que le peuple n’élit pas seulement ses autorités, mais il décide aussi dans des questions concrètes. Dans le système différencié du fédéralisme suisse, la démocratie directe occupe, particulièrement à l’échelle des communes, un rôle primordial. Le principe de subsidiarité, appliqué avec soin, donne la garantie que les communes, cellules de l’Etat, puissent se gérer de façon autonome. Dans beaucoup de communes les citoyens peuvent donc participer directement aux affaires politiques. A l’assemblée communale chaque citoyen est un représentant du peuple et prend part aux débats et aux décisions. L’assemblée communale représente donc la meilleure école pour la démocratie directe.
Les nombreuses votations en Suisse sont l’expression des droits populaires. Au moyen de l’initiative ou du référendum, le peuple possède de larges droits de participation et peut exercer une activité politique au niveau de la commune, du canton et de la Confédération. L’initiative et le référendum ne connaissent jusqu’à ce jour pas d’obstacles majeurs; en encourageant la discussion entre citoyens et un débat politique honnête, les signatures requises peuvent être rassemblées dans le délai exigé.
La base de la démocratie directe est représentée dans l’autonomie communale. Cette proximité citoyenne est la garantie que chacun se sente plus concerné par les processus politiques. Les intérêts régionaux différents de la population sont pris en compte de façon plus différenciée. Le citoyen a la possibilité de s’engager pour des questions par lesquelles il se sent concerné, sans détour par les partis ou les parlementaires. Grâce aux droits populaires, des minorités non représentées au parlement peuvent se faire entendre. Les discussions déclenchées par l’initiative et le référendum donnent la garantie à ceux qui participent que leurs demandes soient sérieusement prises en compte. Le processus politique entier y gagne en transparence et en profondeur. Après un tel déroulement, le côté perdant sera plus facilement prêt à participer à l’exécution des décisions prises. La démocratie directe garantit donc aussi la paix sociale et protège contre des concentrations de pouvoir fâcheuses. A l’aide de la démocratie directe, la Suisse, dans le courant de son histoire, a pu combattre avec succès des développements erronés et trouver des solutions humaines.
Dans le domaine économique, la démocratie a également fait ses preuves. Trois économistes, après des recherches empiriques, ont conclu que la démocratie directe en Suisse est moderne, couronnée de succès et apte à se développer et à être exportée.7 D’après les trois auteurs, la démocratie directe conduirait, en comparaison à des systèmes purement représentatifs, tant sur le plan économique que financier, à des solutions plus efficientes. Ils appuient leurs résultats avec des analyses statistiques et prouvent, entre autre, que dans les communes gérées en démocratie directe, la politique des dépenses serait menée plus soigneusement, la morale de la population concernant les impôts serait meilleure et qu’on pouvait constater en général une plus grande efficience économique. La démocratie directe exercerait en tout un effet salutaire sur le développement économique.

5. Fédéralisme et subsidiarité

Le fédéralisme est un des piliers essentiels dans la construction de la Confédération suisse. Fédéralisme veut dire que les droits de souveraineté et les tâches dans l’Etat fédéral sont partagés entre l’Etat central (en Suisse la Confédération) et les Etats partiels (en Suisse les cantons). Pendant que dans un Etat organisé de manière centraliste, comme par exemple la France, les départements remplissent en général en premier lieu des tâches administratives, l’importance et le poids politique des Etats dans un Etat fédéraliste vont beaucoup plus loin. Une caractéristique de l’ordre fédéraliste est le principe de l’autonomie garantie pour chaque membre. Le vrai fédéralisme fonctionne d’après le principe de la subsidiarité, cela veut dire que chaque service supérieur laisse aux services inférieurs tous les objectifs qu’il peut exécuter lui-même et n’intervient que de façon complémentaire et encourageante.
En Suisse le principe fédéraliste est très élaboré, c’est-à-dire la position des cantons, sur la base de l’histoire de la Confédération, est très importante. Depuis le pacte de 1291 entre Uri, Schwyz et Unterwald, le nombre des cantons associés s’est agrandi de plus en plus au cours des siècles, et c’étaient toujours des pactes entre des Etats souverains. La Confédération est restée jusqu’à la fondation de l’Etat fédéral en 1848 une Confédération d’Etats, donc une association entre des Etats souverains (mis à part la courte expérience napoléonienne de la République helvétique, imposée aux Confédérés contre leur gré).
La commission de la diète qui a, en un temps record, de février jusqu’à septembre 1848, élaboré la première Constitution de la Confédération suisse, a réussi le tour de force de créer les bases de notre Etat fédéral afin de permettre une vie en commun paisible et constructive de tous les cantons jusqu’à nos jours.
La mise en valeur du principe fédéraliste de la Constitution fédérale de 1848 a permis aussi aux cantons vaincus de la guerre du Sonderbund, malgré leur résistance initiale, d’approuver au courant de la décennie suivante le nouvel ordre d’Etat. Dans ce sens l’historien Georg Thürer écrit:
«C’est uniquement la volonté de trouver un équilibre qui a permis d’établir une paix saine. L’Etat fédéral ne veut pas incorporer ses Etats membres, mais les intégrer. Les hôtels des parlements cantonaux sont donc restés des lieux de gouvernement et ne sont pas réduits à de simples unités administratives d’une Confédération toute puissante. […] Pour nous, l’Etat fédéral est la forme politique qui convient à notre manière de vivre. […] Les cantons et les communes sont des entités politiques appréciables qui nous préservent de voir dans l’Etat uniquement une main froide. Dans la démocratie aux petites entités on a plutôt le sentiment d’être celui qui forme la politique au lieu d’en être la victime. Cependant, en vie politique, tout ce qui augmente la joie de la responsabilité n’est jamais payé trop cher.»8
Les contenus les plus importants de l’ordre fédéraliste dans l’Etat fédéral suisse sont le système des deux chambres, l’exigence de la majorité des cantons pour toute modification de la Constitution, le principe de la souveraineté des cantons ainsi que le principe de la subsidiarité:

Le système des deux chambres:

Chaque canton délègue deux députés et chaque demi canton un député au Conseil des Etats (CF Art. 150). Au sein de la chambre haute tous les cantons ont le même poids politique, indépendamment du chiffre de leur population. C’est particulièrement important car le Conseil des Etats a les mêmes compétences que la Chambre populaire, le Conseil national, elles sont égales en droits.

L’exigence de la majorité des cantons pour toute modification de la Constitution

Toute modification de la Constitution fédérale, l’adhésion de la Suisse à des organisations de sécurité collective (telle que l’OTAN par exemple) ou à des organisations supranationales (telles que l’ONU, l’UE par exemple) ainsi que l’adoption de lois fédérales déclarées urgentes par l’Assemblée fédérale, doivent faire l’objet d’un référendum obligatoire. C’est-à-dire qu’ils seront nécessairement soumis au vote du peuple. L’adoption d’un tel projet, requiert non seulement la majorité du peuple (la majorité des suffrages valables) mais aussi la majorité des cantons où les votants ont approuvé le projet (CF Art. 140). Chaque révision de la Constitution ou d’une loi ne doit d’abord pas seulement passer par la Chambre basse (le Conseil national) mais doit aussi trouver une majorité au Conseil des Etats. Ensuite, chaque révision de la Constitution ne doit pas seulement atteindre une majorité des voix (majorité du peuple) mais aussi vaincre l’obstacle de la majorité des cantons. Ainsi au cours de l’histoire de l’Etat fédéral suisse, le Conseil des Etats a souvent «forcé» le Conseil national à une modération des solutions; et, même s’il s’agit d’un cas rare, que le peuple et les cantons votent de façon opposée, la majorité des cantons joue un important rôle prophylactique. Le Conseil fédéral et le parlement ont toujours – déjà lors de l’élaboration d’un projet – devant les yeux que le projet devra passer par une votation populaire; un projet, qui n’aurait aucune chance de réunir une majorité des cantons, doit donc être modifié déjà au parlement.

Le principe de la souveraineté des cantons et le principe de la subsidiarité:

A part le système des deux chambres et la majorité des cantons comme condition de toute modification de la Constitution, le principe de la souveraineté des cantons, et avec celui-ci le principe de la subsidiarité, appartiennent aux caractéristiques les plus importantes du fédéralisme d’expression suisse.
«Les cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n’est pas limitée par la Constitution fédérale et exercent tous les droits qui ne sont pas délégués à la Confédération.» (CF Art. 3)
D’après l’article 3 de la Constitution fédérale les cantons sont en principe souverains, c’est-à-dire ils décident eux-mêmes de leurs affaires, ils gouvernent et administrent leur Etat par leurs propres forces. La notion d’«Etat» désigne en Suisse les cantons: les «impôts d’Etat» par exemple sont les impôts prélevés par les cantons – à l’opposé des «impôts fédéraux»; les «archives d’Etat» sont des archives cantonales; etc. D’après l’article 3 les cantons exercent tous les droits qui ne sont pas délégués à la Confédération. A la Confédération ne reviennent donc que les compétences qui lui sont attribuées expressément par la Constitution. Cela veut dire que le droit fédéral est de nature subsidiaire. De même, la relation entre les cantons et les communes respectives est réglée par les constitutions cantonales.
Une conséquence importante du système fédéraliste et subsidiaire lié à la démocratie directe en Suisse est une politique financière durable.

6. Politique financière durable – le «frein à l’endettement»

Une raison importante de la situation financière relativement bonne du budget de l’Etat suisse est le «frein à l’endettement», en vigueur au niveau fédéral depuis 2003.

Texte intégral de l’article 126 de la Constitution fédérale (CF) – le frein à l’endettement:

Art. 126 Gestion des finances
1    La Confédération équilibre à terme ses dépenses et ses recettes.
2    Le plafond des dépenses totales devant être approuvées dans le budget est fixé en fonction des recettes estimées, compte tenu de la situation conjoncturelle.
3    Des besoins financiers exceptionnels peuvent justifier un relèvement approprié du plafond des dépenses cité à l’al. 2. L’Assemblée fédérale décide d’un tel relèvement conformément à l’art. 159, al. 3, let. c.
4    Si les dépenses totales figurant dans le compte d’Etat dépassent le plafond fixé conformément aux al. 2 ou 3, les dépenses supplémentaires seront compensées les années suivantes.
5    La loi règle les modalités.
En Suisse, c’est le peuple qui porte la responsabilité pour la gestion économe de ses deniers. Les Suisses fixent le montant de leurs impôts et décident des projets de l’Etat. Sur le plan fédéral, cantonal et communal, ce sont les citoyens et les citoyennes qui décident aux urnes ou à l’Assemblée communale sur l’augmentation du taux d’imposition, sur l’introduction ou la suppression de certaines formes d’impôts et sur une multitude de dépenses des pouvoirs publics. Ils le font en général de façon raisonnable et réfléchie, comme le prouve l’état des finances à tous les trois niveaux.
Le frein à l’endettement de l’article 126 de la Constitution n’a pas été décidé par les autorités mais par le peuple, il a été adopté avec une grande majorité. Le 2 décembre 2001 84,7% des citoyens et tous les cantons ont accepté cet article constitutionnel et ont ainsi mandaté le Conseil fédéral et le parlement de prendre soin que les dépenses de la Confédération ne dépassent pas les recettes annuelles. Le souverain lui-même a pris la responsabilité pour que l’endettement n’échappe pas à tout contrôle.
Dans la plupart des cantons, les citoyens ont adopté des lois respectives au frein à l’endettement aux urnes, ou bien ils n’ont pas demandé le référendum. Dans les cantons également, les citoyens ont dressé des barrières aux autorités concernant les dépenses.
 Dans la plupart des communes suisses les citoyens décident, lors de l’assemblée communale, sur le budget, c’est-à-dire sur la totalité des dépenses des années à venir. Les contribuables examinent toute rénovation d’école et tout remplacement d’ordinateurs, souvent encore en état de fonctionner, en vue de leur nécessité. Après chaque année budgétaire, l’Assemblée communale contrôle le compte; l’exécutif doit pouvoir justifier tout dépassement d’un poste budgétisé de manière satisfaisante. Dans les communes suisses des pratiques malhonnêtes n’arrivent pour ainsi dire pratiquement jamais, et encore moins la corruption.
En outre, c’est seulement dans les grandes villes que les conseillers et les présidents communaux travaillent à plein temps, alors que dans les petites communes ils exercent leur fonction à côté d’une activité professionnelle dans l’économie; leur rémunération est donc le plus souvent modeste. Les communes suisses ne sont dans leur grande majorité pas très endettées parce que le peuple gère son argent de façon économe.
En Suisse, les cantons et les communes disposent d’une très grande autonomie financière, cela veut dire qu’ils ne reçoivent pas simplement de l’argent des caisses de la Confédération, qu’ils dépenseraient de manière généreuse pour en recevoir l’année suivante encore plus. Tout au contraire, chaque canton, chaque commune sont eux-mêmes responsables de la planification et de l’organisation de leurs propres recettes et dépenses. Par conséquent, le budget de la Confédération est relativement petit comparé à d’autres Etats.
«Seule la combinaison de restrictions institutionnelles (règlements et frein à l’endettement), de la démocratie directe et du fédéralisme permet de limiter l’endettement de l’Etat. En Suisse, l’autonomie financière des cantons et des communes va de pair avec un plus grand sens des responsabilités (équivalence fiscale).»9

7. La démocratie de concordance

En plus de la démocratie directe, le modèle démocratique suisse se caractérise également par ce qu’on appelle la démocratie de concordance. La plupart des autres systèmes démocratiques sont organisés en tant que démocraties concurrentielles. A la différence de la démocratie concurrentielle, le principe de majorité comme mécanisme de décision du système politique ne joue pas de rôle central dans la démocratie de concordance. Dans celle-ci, l’entente à l’amiable et les solutions de compromis largement soutenues sont plus importantes que la domination de la majorité basée sur la concurrence entre le gouvernement et l’opposition. Tous les partis politiques importants sont intégrés au processus de la prise de décision. S’il s’agit de distribuer des charges politiques et des postes de cadres dans l’administration, l’armée et la justice, les différents partis entrent en considération proportionnellement à leur force. La démocratie de concordance suisse a pris ses débuts dans les années 30 suite à la cessation du conflit fortement idéologique et polarisant le mouvement ouvrier et les forces bourgeoises.
Une expression de cette démocratie de concordance est, par exemple, ce que l’on nomme la «formule magique», en vigueur depuis 1959, par rapport à la composition du Conseil fédéral (pouvoir exécutif au niveau national). Les quatre partis les plus importants délèguent des représentants au Conseil fédéral, ce qui rend le système politique stable, entraîne une certaine continuité et par là une fiabilité du système économique.

8. La neutralité

La neutralité suisse n’est définie dans aucune loi. Dans la Constitution fédérale de 1999, cependant, le Conseil fédéral et l’Assemblée fédérale sont tenus de maintenir la neutralité; jusqu’en 2000, la neutralité n’a pas été mentionnée dans la Constitution. La maxime d’Etat de la neutralité était si naturellement ancrée dans la tradition historique que les fondateurs de l’Etat fédéral de 1848 ne jugèrent pas nécessaire de la fixer. Pour les Suisses d’aujourd’hui, la neutralité est toujours un fondement indispensable de la Confédération: dans un sondage de l’EPF de Zurich,10 publié récemment, 95% se sont prononcés pour le maintien de la neutralité.
L’origine de l’activité suisse en faveur de la paix et son lien avec le principe de la neutralité se trouve dans l’histoire de la Confédération: déjà depuis le Moyen Age, les anciens cantons furent obligés de «rester tranquilles» dans des conflits au sein de la Confédération, c’est-à-dire de n’aider aucune partie. Ils furent même tenus de mener une politique de neutralité active: en cas de conflits entre d’autres cantons, ils devaient essayer d’entamer une médiation. Ces deux composantes, c’est-à-dire la non-ingérence et l’obligation d’offrir ses bons offices en cas de conflits, se sont maintenues jusqu’à nos jours.
Dans le domaine extérieur, la Suisse commença, après la Guerre de Trente ans (1648), à tenir compte de la neutralité; elle évita entre autres d’être impliquée dans des conflits étrangers, en refusant le droit de passage à toutes les troupes étrangères. Après l’effondrement du régime napoléonien en 1815, la Suisse revendiqua définitivement la neutralité; à l’époque, sa neutralité perpétuelle et armée fut reconnue également par les grandes puissances.
Quel est le contenu de la maxime d’Etat de la neutralité suisse?
La neutralité est «perpétuelle», cela veut dire qu’elle ne dépend pas de la situation actuelle du monde, mais qu’elle est en vigueur dans des temps de guerre et de paix.
Dans des temps de guerre, la neutralité est particulièrement importante: ainsi, lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, des milliers de réfugiés trouvèrent refuge en Suisse. Pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque la Suisse était encerclée durant des années par un territoire en guerre, des soldats blessés des troupes allemandes et alliées purent être échangés sur le territoire suisse; cela n’aurait été possible dans aucun autre pays. Des dizaines de milliers d’enfants des pays en guerre ont passé pendant la guerre un séjour de repos de trois mois dans des familles d’accueil suisses; nombreux sont ceux qui maintiennent encore le contact.
La neutralité perpétuelle comprend l’obligation de ne pas commencer une guerre ni de s’allier à une partie en guerre.
La spécificité de la neutralité perpétuelle se montre aussi en temps de paix: La Suisse est obligée de mener une politique de neutralité, c’est-à-dire de traiter tous les Etats de manière impartiale, que ce soit sur le plan politique ou économique.
Le renoncement à la participation aux alliances militaires telles que l’OTAN fait partie de la neutralité perpétuelle.
La neutralité suisse est une neutralité armée: elle comprend l’obligation de défendre le pays et sa population en cas d’agression ou de menace.
Le principe de la neutralité suisse ne limite pourtant pas la liberté d’expression. Naturellement, nous Suisses, avons le droit et le devoir de prendre position lorsque dans un autre pays le droit international ou les droits fondamentaux sont enfreints. Les politiciens et les autorités ont, eux aussi, le droit de prendre position. Chacun, qui ne poursuit pas d’autres buts que la recherche de la vérité, sait que, lors de la Seconde Guerre mondiale, la grande majorité de la population et des hommes politiques s’opposaient au national-socialisme et l’ont aussi exprimé.
La neutralité de la Suisse ne sert pas seulement le propre pays. Au contraire: surtout le monde actuel, avec ses guerres et la misère humaine qui s’ensuit, a urgemment besoin d’Etats neutres qui ne font pas partie d’alliances politiques et militaires.
Une étape importante de l’histoire de la politique de neutralité de la Suisse fut la fondation de la Croix-Rouge en 1863 à Genève. Seul un petit Etat neutre put – et le peut encore – assumer le rôle digne du responsable principal du CICR, car la confiance de tous les gouvernements concernés et de tous les groupes de population est une condition inaliénable d’une activité humanitaire à succès. La même chose vaut pour l’exercice des bons offices, par exemple sous forme d’activités de médiation et de mandat de protection.
Le territoire neutre que notre pays peut offrir est également précieux pour des rencontres de parties ennemies. Selon une étude de l’EPF de Zurich, 93% de la population suisse croient actuellement au «rôle de conciliateur et de médiateur de la Suisse grâce à la neutralité».10 C’est connu dans le monde entier que les diplomates suisses, les délégués du CICR et d’autres personnes engagées dans l’aide humanitaire ont la confiance des gens et des gouvernements, grâce à la neutralité de la Suisse et à son indépendance des grandes puissances et des organisations internationales.    •

1    Gasser, Adolf: L’autonomie communale et la reconstruction de l’Europe: principes d’une
interprétation éthique de l’histoire, Neuchâtel, 1946, p. 13
2    ibid. p. 18
3    von Wartburg, Wolfgang: Geschichte der Schweiz, Munich 1951, p. 17
4    Ostrom, Elinor: Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, New York, 2008
5    von Wartburg, Wolfgang, ibid. p. 11
6    Gasser, ibid. p. 14
7    Kirchgässer, Gebhard; Feld, Lars P.; Savioz, Marcel R.: Die direkte Demokratie. Modern, erfolgreich, entwicklungs- und exportfähig, Bâle 1999
8    Thürer, Georg: Gemeinschaft im Staatsleben der Schweiz, Bern 1998, p. 23
9    Feld, Lars; Kirchgässer, Gebhard: Sustainable Fiscal policy in a Federal System: Switzerland as an Example, CREMA Working Paper No. 16, 2005
10    www.news.admin.ch/message/index.html?lang=fr&msg-id=44710