Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°15, 20 avril 2009  >  Le but était de toucher des cibles civiles [Imprimer]

Le but était de toucher des cibles civiles

La doctrine de la guerre d’agression de l’OTAN dans la guerre aérienne contre la Yougoslavie en 1999 était contraire au droit international

par Jürgen Rose*

En ce qui concerne le déroulement de la guerre aérienne de 78 jours que l’OTAN a menée en 1999 au-dessus du Kosovo et contre la République fédérale de Yougoslavie, il est indispensable – si on veut vraiment comprendre ce qui s’est passé – de jeter un coup d’œil sur la doctrine de la guerre aérienne de l’Armée de l’air américaine. Elle a été formulée depuis 1987, à partir de réflexions des années 20 et 30 du siècle dernier – par exemple par l’Italien Giulio Douhet, le Britannique Hugh Trenchard, l’Américain Billie Mitchel ou le général allemand de la Reichswehr Walther Wever – par le colonel de l’Armée de l’air américaine John A. Warden III, qui fut promu plus tard commandant de l’Air Command and Staff College de l’Air University de la Maxwell Air Force Base (Alabama). Ses idées se sont imposées lors de la guerre contre l’Irak en 1991; elles ont inspiré la doctrine américaine de la guerre aérienne en vigueur aujourd’hui encore. Celle-ci constituait le fondement conceptuel des opérations aériennes contre la Yougoslavie en 1999, contre l’Afghanistan en 2001/2002 et contre l’Irak en 2003.

Le «modèle des cinq cercles»

L’essentiel de l’approche stratégique de Warden consiste dans son soi-disant modèle des cinq cercles:1 partant d’un point de vue systémique, l’ancien colonel d’armée aérienne décrit l’adversaire comme un système de cercles concentriques dont l’importance straté­gique diminue lorsque l’on va de l’intérieur vers l’extérieur. L’appliquant à un Etat ennemi, Warden définit ce système de la manière suivante: au centre, il y a les hauts responsables politiques et militaires. Autour sont groupées les industries de base,2 c’est-à-dire en priorité la production d’électricité, l’approvisionnement en eau, l’industrie pétro­chimique et – ce qui est fort intéressant – aussi le secteur financier d’un Etat, puis vient l’infra­structure des transports, puis la population civile et enfin, tout à l’extérieur, l’Armée.
C’est de l’importance de ces éléments pour la capacité de survie d’un Etat, ainsi que de sa vulnérabilité face aux attaques aériennes que dépendent les priorités de la guerre aérienne stratégique. Il faut insister sur le fait que cette doctrine vise tout à fait délibé­rément à détruire les fondements vitaux d’un Etat et d’une société, et qu’elle considère la population civile elle-même comme une cible explicite. On veut que les attaques aériennes de la population civile et de ses moyens d’existence fondamentaux ébranlent sa loyauté à l’égard des dirigeants politiques.
D’autre part, l’armée de l’adversaire se situe en dernière position sur la liste des priorités. La justification donnée par Warden obéit à une froide logique: «Contrary to Clausewitz, destruction of the enemy military is not the essence of war; the essence of war is convincing the enemy to accept our position, and fighting his military forces is at best a means to an end and at worst a total waste of time and energy.» («Contrairement à ce que pensait Clausewitz, l’objectif de la guerre n’est pas d’anéantir l’armée ennemie, c’est de convaincre l’ennemi d’accepter notre position. Combattre ses forces armées, c’est au mieux un moyen de parvenir à ses fins, mais au pire un gaspillage total de temps et d’énergie.»)
Le point central consiste surtout dans le fait qu’une stratégie de guerre, qui vise consciemment et intentionnellement à toucher la population civile, enfreint de manière éclatante toute norme du droit international humanitaire. La perte de l’inhibition lors du choix de la cible est immédiatement suivie par celle qui concerne la lutte contre la cible. Dans la réalité de la guerre aérienne moderne, cela signifie qu’au fond tous les moyens semblent permis pour vaincre. Que ce soient des bombes à guidage laser dirigées avec précision sur des pâtés de maisons, des bombes à sous-munitions larguées sur les villages, des munitions à l’uranium appauvri, des explosifs combustible-air (bombes aérosol qui produisent immédiatement une surpression et suppriment toute vie à proximité immédiate de l’explosion) ou même des bombes à phosphore blanc lancées contre des «cibles douces», comme disent dans leur jargon cy­nique les stratèges de la guerre aérienne.

La population comme cible

Pourtant toutes ces armes sont illégales au regard du droit international, comme le stipulent la Convention de Genève de 1949 et ses Protocoles additionnels de 1974 et 1977, ainsi que la «Convention internationale sur l’interdiction de l’emploi d’armes qui peuvent être considérées comme frappant sans discrimination» du 10 octobre 1980.
Maintenant, le nombre des civils tués – habituellement désignés par l’euphémisme «dommages collatéraux» – de la guerre aé­rienne menée prétendument de façon chirurgicale dépasse régulièrement et largement les pertes militaires.   

*Jürgen Rose est pédagogue et lieutenant-colonel de la Bundeswehr. Il exprime ici ses opinions personnelles.

Source: Ce texte est un bref extrait d’un article détaillé, paru le 3 avril dans la «junge Welt».
(Traduction Horizons et débats)

1 Warden, John A.: «Air Theory for the Twenty-first Century», Maxwell Air University, 1995 (www.airpower.maxwell.af.mil/airchronicles/battle/chp4.html); Warden, J.A.: The Enemy as a System, 1998 (www.airpower.maxwell.af.mil/airchronicles/apj/apj95/spr95_files/warden.htm)
2 Lors du développement continué de son ap­proche, Warden a modifié le terme de la «key production» qui avait désigné à l’origine cette catégorie. Aujourd’hui on parle d’«organic essentials» pour mieux le distinguer de «normal production» et d’«infrastructure». La catégorie «organic essentials» comprend surtout la production d’électricité et l’industrie pétrochimique.