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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°17, 3 mai 2010  >  «Mettre fin à l’ère nucléaire!» [Imprimer]

«Mettre fin à l’ère nucléaire!»

par Jakob Kellenberger, Président du Comité international de la Croix-Rouge CICR*

Ces dernières semaines et ces derniers mois, la question du désarmement et de la non-prolifération nucléaires s’est à nouveau imposée sur la scène internationale. Les efforts diplomatiques déployés avec énergie annoncent des progrès attendus de longue date sur la question des armes nucléaires depuis la fin de la guerre froide. Le Comité international de la Croix-Rouge est convaincu que le débat sur les armes nucléaires ne doit pas être conduit en se référant uniquement aux doc­trines militaires et à la politique de la force. En effet, l’existence des armes nucléaires soulève certaines questions fondamentales: à quel moment les droits des Etats doivent-ils s’effacer devant les intérêts de l’humanité, dans quelle mesure l’homme est-il capable de maîtriser les technologies qu’il met au point, quelle est la portée du droit international humanitaire et quelles sont les souffrances que nous sommes prêts à infliger ou à tolérer que d’autres infligent à nos semblables en temps de guerre?
Ce sont les êtres humains, les règles fondamentales du droit international humanitaire et l’avenir collectif de l’humanité qui doivent être au cœur du débat actuel sur les armes nucléaires.
Aussi est-il légitime que le CICR fasse entendre sa voix dans ce débat. Au cours de ses 150 ans d’histoire, notre institution a été le témoin de souffrances humaines incommensurables causées par la guerre; elle sait que le droit international humanitaire est potentiellement capable de limiter ces souffrances. Le CICR peut aussi contribuer au débat en tant que témoin direct des conséquences de l’emploi des armes nucléaires et de leur capacité à empêcher notre institution d’accomplir la mission d’assistance humanitaire pour laquelle elle a été créée. A Hiroshima, le docteur Marcel Junod, délégué du CICR, a été le premier médecin étranger à constater les effets du bombardement atomique et à secourir les victimes. Le témoignage qu’il a livré dans l’article intitulé «Le Désastre de Hiroshima», conservé dans les archives du CICR et publié pour la première fois en 1982, relate la réalité humaine de ces armes.

«[N]ous [avons aperçu] une vision bien différente de tout ce que nous avions vu auparavant. Le centre de la ville est une sorte de tache blanche, polie comme la paume de la main. Il ne reste plus rien. Les traces mêmes des maisons semblent avoir disparu. La tache blanche s’étend sur un diamètre d’environ deux kilomètres. Elle est bordée d’une ceinture rouge, traces de maisons brûlées, s’étendant sur une assez longue distance […] couvrant presque tout le reste de la cité.»
Les témoins rencontrés par Junod racontent: «En quelques secondes […] des milliers d’êtres humains, dans les rues et les jardins du centre de la ville, frappés par une vague de chaleur aiguë, meurent comme des mouches sous l’effet de la température. D’autres se tordent comme des vers, atrocement brûlés. Tout ce qui est maisons d’habitation, dépôts, etc. disparaît comme balayé par une force surnaturelle. Des tramways sont déplacés de plusieurs mètres, comme si leur poids n’existait pas. Des wagons sont chassés hors des rails. […] Tout ce qui est vivant se fige dans une attitude exprimant la souffrance aiguë.»

Comme le raconte Junod, une vague destructrice d’une telle ampleur n’a pas épargné les infrastructures médicales, ni les médecins et leur matériel. Il y a eu à Hiroshima 270 morts parmi les 300 médecins, 1654 morts parmi les 1780 membres du personnel infirmier et 112 morts parmi les 140 pharmaciens. L’hôpital de la Société de la Croix-Rouge du Japon visité par Junod avait heureusement été construit en pierre et, comme par miracle, il n’a pratiquement subi aucun dommage. Il n’était cependant plus en état de fonctionner, car son équipement de laboratoire était inutilisable, un tiers de son personnel avait été tué. On ne pouvait pas non plus faire de transfusions sanguines, car les donneurs étaient morts ou avaient disparu. Parmi les quelque mille patients qui y avaient trouvé refuge le premier jour, 600 sont morts rapidement.
La destruction des infrastructures d’ur­gence et d’assistance médicale ne fait qu’exacerber les souffrances atroces causées par les armes nucléaires. De par leurs caractéris­tiques spécifiques, à savoir les effets sur les êtres humains des radiations qu’elles génèrent, les bombes nucléaires causent également mort et souffrance des années après avoir explosé. Les survivants dont le sys­tème gastro-intestinal a été atteint risquent de mourir rapidement de déshydratation et de diarrhée; d’autres, atteints à la moelle osseuse, souffriront d’infections graves ou de saignements importants. S’ils survivent malgré tout, c’est avec un risque accru de développer par la suite certaines formes de cancer et de transmettre des mutations génétiques à leurs descendants. Avec le temps, il y aura encore plus de pertes en vies humaines. A Hiroshima et Nagasaki, le nombre de morts a doublé voire triplé dans les cinq ans qui ont suivi les bombardements.
Si pendant la guerre froide le potentiel de destruction des armes nucléaires a été multiplié par plusieurs milliers, la capacité des Etats et des organisations internationales à apporter assistance aux victimes potentielles n’a pas suivi la même évolution. Le CICR a récemment conduit une analyse exhaustive de sa capacité et de celle d’autres institutions internationales à venir en aide aux victimes d’armes nucléaires, radiologiques, chimiques ou biologiques. Bien que certains pays disposent de capacités d’intervention, celles-ci sont extrêmement limitées au niveau international, et il n’existe pas non plus de véritable plan d’intervention coordonnée. Il est pratiquement certain qu’en cas de nouvelle utilisation d’armes nucléaires, les images ne seront guère différentes de celles que nous avons vues à Hiroshima et Nagasaki.
Nous savons maintenant que le potentiel de destruction des bombes nucléaires utilisées à Hiroshima et Nagasaki n’était rien en comparaison de celui des armes qui se trouvent dans les arsenaux actuels. D’après de nombreux scénarios d’utilisation des armes nucléaires, l’ampleur des destructions en termes de vies humaines et de structures de la société serait aujourd’hui tout autre. Nous savons également que l’utilisation d’une fraction seulement des armes actuellement stockées dans les arsenaux affecterait l’environnement pendant de nombreuses années, empêchant toute culture sur de vastes étendues de terre. Les conséquences pour la vie humaine doivent nous faire réfléchir.

Excellences, Mesdames et Messieurs,

Le Comité international de la Croix-Rouge se préoccupe depuis longtemps de la question des armes nucléaires, en raison tant de la menace considérable qu’elles représentent pour les civils que de leurs implications pour le droit international humanitaire. Le 5 sep­tembre 1945 déjà, le CICR a exprimé publiquement le souhait de voir les armes nucléaires prohibées. Dès 1948, le Mouvement international de la Croix-Rouge tout entier, réuni à l’occasion de ses Conférences internationales, a appelé à l’interdiction des armes de destruction massive en général, et des armes nucléaires en particulier. Dans un appel aux Etats parties aux Conventions de Genève en 1950, le CICR, parlant d’avant l’ère atomique, s’est exprimé en ces termes :

«La guerre supposait encore un certain nombre de règles restrictives. Elle supposait surtout une discrimination entre les combattants et les non-combattants. Avec les bombes atomiques, avec les armes aveugles, toute discrimination devient impos­sible. Comment ces armes pourraient-elles épargner les hôpitaux, les camps de prisonniers de guerre, la population civile? Elles conduisent à l’extermination pure et simple. […] [Leurs] effets immédiats et durables interdisent de secourir les sinistrés. Dans ces conditions, le seul fait d’envisager, à un titre quelconque, l’usage de la bombe atomique, compromettrait toute tentative de protéger les non-combattants au moyen de textes juridiques. Toute règle coutumière, toute disposition contractuelle resteraient vaines en face de la destruction totale produite par cet engin. » Fort de cette constatation, le CICR a demandé aux Etats «de tout mettre en œuvre pour aboutir à une entente sur la prohibition de l’arme atomique».

En 1996, le CICR s’est félicité que la Cour internationale de justice, dans son avis consultatif relatif aux armes nuclé­aires, ait confirmé que les principes de distinction et de proportionnalité établis par le droit international humanitaire sont «intransgres­sibles» et qu’ils s’appliquent aussi aux armes nucléaires. Appliquant ces prin­cipes à ce type d’armes, la Cour a conclu que «l’emploi des armes nucléaires serait généralement contraire aux principes et règles du droit international humanitaire». Elle n’a en revanche pas été capable de décider si, dans un cas extrême de menace pour la survie de l’Etat, l’emploi des armes nucléaires serait légi­time.
D’aucuns ont invoqué des cas de figure spécifiques et réducteurs à l’appui de l’argument selon lequel des armes nuclé­aires pourraient être utilisées en toute légalité dans certaines circonstances. Toutefois, la Cour a conclu que: «Le pouvoir destructeur des armes nucléaires ne peut être endigué ni dans l’espace ni dans le temps. […] Le rayonnement libéré par une explosion nucléaire aurait des effets préjudiciables sur la santé, l’agriculture, les res­sources naturelles et la démographie, et cela sur des es­paces considérables. De plus l’emploi d’armes nucléaires ferait courir les dangers les plus graves aux générations futures.» A la lumière de cette conclusion, le CICR voit mal comment l’emploi, sous quelque forme que ce soit, d’armes nucléaires pourrait être con­forme aux règles du droit international humanitaire.
La position du CICR, en tant qu’institution humanitaire, se fonde – comme il se doit – sur des arguments qui vont au-delà d’une analyse purement juridique. Les armes nucléaires sont uniques du fait de leur pouvoir de destruction, des souffrances humaines indicibles qu’elles causent, de l’impossibilité de maîtriser leurs effets dans l’espace ou le temps, des risques d’escalade qu’elles comportent et de la menace qu’elles constituent pour l’environnement, les générations fu­tures et la survie même de l’humanité. Aussi le CICR lance-t-il aujourd’hui un appel à tous les Etats, pour qu’ils veillent à ce que de telles armes ne soient plus jamais utilisées, indépendamment de leur point de vue quant à la licéité de leur emploi.
La communauté internationale dis­pose aujourd’hui d’une occasion unique d’atténuer et d’éliminer la menace que font planer les armes nucléaires sur les générations d’aujourd’hui et de demain. En septembre 2009, lors d’une réunion au sommet, le Conseil de sécurité a consacré l’objectif d’«un monde sans armes nucléaires». Quatre mois auparavant, la Conférence du désarmement à Genève avait convenu à l’unanimité d’un programme de travail et de négociations sur la question des armes nucléaires, y compris sur le désarmement nucléaire. Certains des plus grands responsables politiques ou militaires des dernières décennies ont déclaré que les armes nucléaires mettaient la sécurité nationale et internationale en péril et sont favo­rables à leur élimination. Les présidents Obama et Medvedev ont reconnu la responsabilité particulière de leurs Etats respectifs pour la réduction des armes nuclé­aires. La Conférence d’examen du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, qui se tiendra à New York le mois prochain, con­stitue une occasion historique, tant pour les Etats disposant de l’arme nucléaire que pour les autres, d’adopter des plans concrets pour assurer le respect de l’ensemble des obligations qui leur incombent au titre de ce Traité, en particulier en ce qui concerne le désarmement nucléaire.
De l’avis du CICR, la prévention de l’emploi des armes nucléaires passe par le respect d’une obligation existante, celle de pour­suivre les négociations visant à adopter un traité international juridiquement contraignant afin d’interdire et d’éliminer totalement ces armes. Il s’agit également de prévenir leur prolifération et de contrôler l’accès aux matières et à la technologie pouvant servir à les produire.
Dans son témoignage, Marcel Junod commence ainsi: «L’effet physique de la bombe atomique est incroyable, inattendu, dépasse toute imagination! L’effet moral est catastrophique!» Jamais nous ne devons laisser l’indifférence nous gagner face aux terribles effets d’une arme qui met en péril notre humanité commune et les principes les plus fondamentaux du droit international humanitaire, et qui menace l’existence même de l’espèce humaine.
Aujourd’hui, le CICR appelle les Etats, ainsi que tous ceux qui sont en mesure d’exercer une influence sur eux, à saisir sans tarder et avec détermination les occasions uniques qui se présentent maintenant de refermer le chapitre de l’ère du nucléaire.    •

Source: www.icrc.org