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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°2, 16 janvier 2012  >  Renforcer l’alliance des Confédérés [Imprimer]

Renforcer l’alliance des Confédérés

Regrouper les forces intérieures européennes, comme ça s’est déroulé de façon exemplaire au Grütli

par René Roca, docteur ès lettres

Dans un article de Horizons et débats (12 décembre 2011, no 49), H.W. Gabriel traite des nouvelles guerres en gestation et décrit en conclusion les «devoirs des Européens». «L’évolution en politique de sécurité et en économie exige des décideurs politiques européens un changement de cap, afin de satisfaire aux intérêts de leurs populations. Une première mesure doit être d’unir les forces européennes comme cela s’est produit de manière exemplaire au Grütli».
Pour la Suisse, le Grütli est plus que l’endroit mythique où en 1291 furent jeté les bases de la Confédération suisse. Si on lit aujourd’hui le Pacte fédéral, il apparaît claire­ment qu’il contient une dimension éthique, qui était et est déterminante pour notre pays et qui doit également être connu en Europe.

Le Grütli de 1291 comme fil conducteur

Le Pacte fédéral de 1291 n’était pas une constitution qui aurait fait des cantons de Suisse centrale une nation. C’était plutôt une «prescription d’ordre public» qui constitua le fondement d’une tradition éthique et d’une culture politique, qui plus tard prépara la base décisive pour le développement de la «nation suisse». Les trois cantons primitifs Uri, Schwyz et Unterwald possédaient déjà, faisant partie de l’empire allemand, de soi-disantes «lettres de franchises», c’est-à-dire qu’ils étaient soumis directement à la souveraineté de l’empereur et qu’ils étaient ainsi «sous l’autorité immédiate de l’Empire». Au fond, les cantons primitifs se composaient de plusieurs vallées qui s’étaient organisées en coopératives et qui pouvaient ainsi éviter d’avoir des baillis impériaux sur le dos. Le Pacte fédéral était nécessaire parce que d’une part les vallées voulaient fonder la paix entre eux:
«Si une dissension surgit entre quelques-uns des Confédérés, ceux dont le conseil a le plus de poids doivent intervenir pour apaiser le différent».
Et d’autre part, la Suisse centrale avait acquis une importance géostratégique avec l’ouverture du col du Gothard. De puissants voisins tentèrent de mettre la main sur les cols alpestres importants sur le plan économique et politique. Lorsque l’empereur allemand décéda en 1291, les Confédérés ignoraient ce que le successeur allait vraiment manigancer. C’est la raison pour laquelle ils renouvelèrent leur pacte pour s’opposer activement à la «malice des temps» selon le pacte:
«Que chacun sache donc que, considérant la malice des temps et pour mieux défendre et maintenir dans leur intégrité leurs personnes et leurs biens, les hommes de la vallée d’Uri, la communauté de Schwytz et celle des hommes de la vallée inférieure d’Unter­wald, se sont engagés, en toute bonne foi, de leur personne et de leurs biens, à s’assister mutuellement, s’aider, se conseiller, se rendre service de tout leur pouvoir et de tous leurs efforts, dans leurs vallées et au dehors, contre quiconque, nourrissant de mauvaises intentions à l’égard de leur personne ou de leurs biens, commettrait envers eux ou l’un quelconque d’entre eux un acte de violence, une vexation ou une injustice».
Avec le soi-disant «article des juges», les Confédérés s’assuraient qu’ils pourraient sauvegarder leurs droits autonomes et qu’ils ne se dessaisiraient pas de leur pouvoir de décision propre:
«Après délibérations en commun et accord unanime, nous avons promis, statué et décidé de n’accueillir et de n’accepter en aucune façon dans les dites vallées un juge qui aurait acheté sa charge, à prix d’argent ou par quelque autre moyen, ou qui ne serait pas habitant de nos vallées ou membre de nos communautés.»
Le Pacte fédéral ne manqua pas son effet. En 1332 déjà, la première ville, Lucerne, rejoignit le pacte. Jusqu’en 1513, dix autres communautés suivirent. Il se forma ainsi un véritable «réseau d’alliances» fait de communautés rurales et de villes. Ce qu’il y avait de particulier, c’est qu’à la différence d’autres alliances en Europe, ce groupement fit ses preuves et se révéla extraordinairement efficace. Ce qu’il y avait de décisif, c’est que les responsables assimilaient la teneur éthique du «Grütli», ce qui consolida ainsi de plus en plus une véritable identité suisse.

L’indépendance de 1648 comme base de la souveraineté

Il en fut ainsi aussi au XVIIe siècle lorsque dans la première moitié du siècle la guerre de trente ans ravagea de vastes territoires de l’empire allemand et entraîna des souffrances incroyables pour la population civile. La Confédération suisse réussit à rester relativement à l’écart des troubles de la guerre parce que au XVIe siècle déjà, elle avait, comme un des premiers pays d’Europe, su mettre fin au conflit religieux entre catholiques et protestants («la soupe au lait de Kappel»). A cette époque déjà, l’ancienne amitié était plus importante que la nouvelle foi. Et à ce moment également, les Confédérés ne se mêlèrent pas de la guerre et ils s’accrochèrent à la neutralité, qui depuis la défaite de Marignan en 1515 était devenue une constante de la Confédération suisse. De cette manière, la Suisse demeura une île pacifique au milieu des guerres et de la misère et s’étant renforcée après la guerre de trente ans elle put – dans le cadre de la paix de Westphalie – se présenter comme un pays indépendant. En 1648, la délégation suisse réussit à faire admettre son pays dans le traité de paix de Westphalie et à le séparer de jure de l’empire allemand. Ce fut en premier lieu le bourgmestre de Bâle – Johann Rudolf Wettstein – qui grâce à une rare clairvoyance sut reconnaître l’opportunité du moment et sut en profiter. La Confédération suisse acquit ainsi en tant qu’alliance de pays sa souveraineté entière et désormais elle put, par des réformes internes (l’humanisme et les Lumières) renforcer de plus en plus l’attitude citoyenne de ses habitants et les structures de l’Etat sur la base des idées du Grütli.

Le congrès de Vienne comme point de départ de la neutralité perpétuelle

En 1815, dans le cadre du deuxième traité de paix de Paris, qui fut conclu après la dernière défaite de Napoléon, les puissances européennes reconnurent la neutralité perpétuelle de la Suisse et garantirent l’inviolabilité de son territoire. Comme souligné de façon permanente par le professeur de droit Hans-Ulrich Walder, ce contrat de droit interna­tional public ne fut jamais aboli et il est toujours en vigueur. Quelques personnalités réfléchies aboutirent, par des négociations ardues et obstinées, à une bonne solution. A l’issue d’une longue diète qui dura d’avril 1814 à août 1815, la Confédération suisse se mua en une confédération d’Etats formée de 22 cantons souverains et égaux en droits. Dans le pacte fédéral, la première organisation d’Etat s’étendant à la Suisse entière et que les Suisses se sont donné eux-mêmes, et en se référant au pacte fédéral de 1291, les responsables stipulèrent ce qui suit:
«Les XXII cantons souverains de Suisse (suit l’énumération des cantons) s’allient par le présent pacte afin de sauvegarder leur liberté, leur indépendance et leur sécurité contre toutes les attaques de puissances étrangères et pour assurer le calme et l’ordre à l’intérieur».
Grâce au Pacte fédéral, le pays sauva des conquêtes démocratiques importantes (e.a. l’abandon des relations de sujétion) et il parvint plus tard, dans le cadre des cantons, à développer graduellement les droits politiques de la population. Une armée fédérale, composée des contingents des cantons, assurait la sécurité extérieure.

La constitution de 1848: base idéale du fédéralisme et de la démocratie directe

Dès 1848, la Suisse accomplit sa transformation en un Etat fédéraliste. Après la guerre du Sonderbund, la modération des vainqueurs libéraux réconcilia les perdants en un temps record avec leur défaite. Dans un fédéralisme adapté à la Suisse, les pères fondateurs trouvèrent une compensation vivable. En 1834 déjà, le philosophe et médecin Paul Vital Troxler avait décrit dans un de ses articles cette solution idéale comme «la Confédération unie et vraie»:
«Il s’avère donc que le milieu juste est aussi peu une fédération d’Etats que l’Etat centralisé, mais plutôt l’Etat fédéral […]. Le secret c’est l’autonomie et l’indépendance des Confédérés dans leurs communes, les cantons et la patrie commune […]. Chaque Confédéré en particulier et tous ensemble ont leur particularité propre et leurs points communs avec les autres. La première caractéristique en fait un individu et un citoyen du canton, la deuxième en fait un citoyen suisse.»
Dès lors, l’alliance ancienne se mua, pour la première fois par la volonté libre de la Suisse elle-même, en un Etat. «La constitution fédérale de 1848 est une des créations les plus heureuses de l’histoire suisse» dit le professeur Wolfgang von Wartburg, un historien suisse renommé. Ce n’est qu’à ce moment que le sentiment national déjà séculaire acquit une forme politique. Le préambule de la constitution dit cela sans aucune ambiguïté:
Selon lui, la Suisse a accepté la constitution «avec l’intention de renforcer l’alliance des Confédérés».

Wolfgang von Wartburg ajoute ceci à ce sujet:

«La constitution ne créé rien de nouveau; aussi peu les lettres de franchise du moyen-âge ont-elles créé la liberté ou le document de la neutralité a-t-elle créé la neutralité, aussi peu la constitution créé la Confédération. La Confédération est une réalité qui existe avant toute constitution et indépendamment d’un papier quelconque. Le devoir de la constitution est simplement de ‹consolider› la Confédération».
La Confédération se compose de citoyens de Suisse qui peuvent consolider la nation par un acte volontaire ou assouplir les liens. Aux temps des passions, ces liens ont toujours été assouplis et on avait besoin de décideurs politiques qui redonnaient confiance aux hommes et qui resserraient le lien. Cela se produisit aussi durant la Deuxième Guerre mondiale.

Le rapport de Guisan au Grütli en 1940 comme appel dans une période difficile

Avec son armée de milice et sa neutralité perpétuelle armée, la Suisse était, à côté de l’Allemagne – sans exclusion des grandes puissances – le seul pays préparé à la guerre. Lorsqu’en 1939 la Deuxième Guerre mondiale éclata et que l’ambiance politique suisse commença à vaciller, le «rapport du Grütli» du Général Guisan fit l’effet d’un appel. Guisan avait développé le «plan du réduit» pour le cas d’une attaque contre la Suisse, un projet de défense dans lequel l’infériorité en chars et en avions ne pèserait pas trop lourd. Guisan fit donc porter l’effort principal sur la défense de l’espace alpin («le Réduit»). Le 25 juillet 1940, il porta ce nouveau concept à la connaissance des officiers supérieurs réunis sur la prairie du Grütli. Par ce «rapport du Grütli», il fit la démonstration de la volonté de défense de la Suisse et réveilla la volonté de résistance du pays. Ce faisant, il condamna toute politique de rattachement aux grandes puissances et il persuada les officiers de continuer à cheminer, ensemble avec la population suisse, sur la voie de l’autonomie, dans l’esprit du serment du Grütli. Dans sa célèbre biographie de Guisan, Markus Somm écrit:
«Là où le défaitisme s’était répandu, la certitude prévalut par la suite qu’on pouvait réussir à obtenir quelque chose contre les Allemands. L’agneau du sacrifice dans la peau duquel la Suisse s’était considérée de plus en plus, s’était mué en hérisson. «

Et aujourd’hui?

Au cours de son histoire, la Suisse a toujours connu des situations dans lesquelles il fallait prendre des décisions qui garantissaient l’existence de la Suisse et qui assuraient sa survie. Pour cela il fallait des personnalités réfléchissant à l’avenir, qui condamnaient toute voie menant à l’esclavage. Dans la crise économique actuelle aussi, qui produit déjà des rejets sociaux extrêmes, le refus d’une politique de grande puissance est décisif.
Pour cela, nous Suisses, partant d’un Etat national renforcé à constitution démocratique, devons – par-delà les frontières comme dit Gabriel – «réunir les forces intérieures de l’Europe, comme cela s’est fait de manière exemplaire sur le Grütli.»    •