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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°40, 6 janvier 2014  >  Intrépide – sous Hitler et Staline [Imprimer]

Intrépide – sous Hitler et Staline

En mémoire d’Erwin Jöris (1912 – 2013)

En 2000, Erwin Jöris, ensemble avec Helmut Bärwald et autres, fonda notre Table ronde. Dès lors, son épouse Gerda et lui fréquentaient régulièrement nos réunions. Erwin Jöris y tenait souvent des conférences, marquant essentiellement l’esprit qui régnait autour de notre Table ronde. Si jamais il se trouvait être empêché, il insistait qu’on lui donne un résumé exhaustif.
Erwin Jöris fut né le 4 octobre 1912, à Berlin. Ensemble avec ses parents et ses deux frères, il passait sa jeunesse dans un quartier ouvrier berlinois.
Les premiers contacts avec la politique active, il les vivait enfant encore puisque son père rencontrait souvent ses amis politiques chez lui. Pendant les journées révolutionnaires de 1918/19, ces rencontres devenaient clandestins. C’est naturel qu’Erwin Jöris et ses frères s’aperçoivent de ce que, les soirs, des inconnus allaient et venaient. A la différence de ses frères qui se retournaient pour dormir, Erwin restait tout à fait éveillé, en tendant l’oreille.
Adolescent, il s’engageait aux débats dans les salles appartenant aux Maisons des jeunes berlinois, comment on les appelait. Ces établissements offraient aux groupes des jeunes, appartenant à différents partis, des locaux pour lire les journaux, pour discuter et pour les études. Ces établissements avaient l’avantage que les jeunes gens des différents partis aient pu se rendre visite lors des débats. Ainsi, les jeunes avaient l’occasion d’entrer en dialogue ouvert et franc, de connaître le point de vue d’autrui et de débattre. C’était un grand plaisir pour Erwin Jöris de discuter avec autrui et de les écouter.
C’était précisément à cette époque-là que dans le for intérieur d’Erwin Jöris se forma la conviction intuitive et solidement ancrée, que la liberté doit être la valeur suprême de l’individu. Jeune homme, il combattait donc déjà, avec une conséquence impressionnante, tout ce qui relevait de la tutelle politique, du musellement et de la dictature qui s’annonçait. Cette droiture, il en faisait également preuve au sein de son propre parti. Quand, par exemple, lors de la grève des Transports publics berlinois en novembre 1932, le Parti communiste fit bloc commun avec les national-socialistes contre les grévistes, il le réprouva de manière aussi franche que violente.
Influencé par la multitude de débats dans les soi-disant «salles berlinoises» et, surtout, par l’exemple de son père, Erwin Jöris rejoignit, à l’âge de 16 ans, les rangs de la Jeunesse communiste, remplissant après peu de temps la fonction d’un dirigeant de sous-district (Unterbezirksleiter). Il participait à des réunions, à des combats de rue aussi, cherchant abri, lorsque les tirs incontrôlés sur les lieux de réunions communistes devenaient habituels, dans les coins qui n’étaient pas à leur portée.
Le 31 janvier 1933, Erwin Jöris se rendit, accompagné de ses camarades, dans une voiture remplie de tracts, auprès de différentes entreprises industrielles. Par ces tracts intitulés «Hitler – c’est la Seconde Guerre mondiale!» ils appelèrent à la grève générale contre Hitler.
Peu de temps après, la chasse contre lui et ses camarades fut lancée. Le 20 mars 1933, à l’âge de 21 ans, il fut arrêté pour la première fois. Ensuite, dans le premier camp de concentration nazi (Sonnenburg), il fut exposé, ensemble avec d’autres fonctionnaires du KPD (Parti communiste allemand) et du SPD (Parti socialiste allemand), à la terreur et à la torture. Il fut relâché au mois d’octobre 1933.
De 1934 à 1937, Erwin Jöris, en tant que jeune communiste, résida en Union soviétique pour connaître «la patrie de la vraie liberté», comme il le pensait alors.
Comme les théories de la doctrine communiste, enseignées dans les cours de formation aux cadres, ne lui suffisaient pas, il se mit très vite à chercher des contacts dans la population russe.
Pendant de longues soirées dans les foyers familiaux, aussi bien en campagne que dans les villes, il apprit le danger que couraient, même en Union soviétique, tous ceux qui avaient un avis à eux, lequel souvent, n’était pas celui de la ligne officielle du parti. Ceux qui ne pliaient pas devant le totalitarisme étaient transportés en train dans les camps où la plupart d’entre eux mouraient après peu de temps. Erwin Jöris fut alors confronté au fait que ses idéaux provenant de la Jeunesse communiste, la liberté et l’égalité, n’y étaient point réalisés. Il avait fait le voyage en Union soviétique avec enthousiasme. Après avoir été détenu à la Loubianka pendant neuf mois – et comme en Union soviétique on manquait de liberté autant que d’air pour respirer – il tourna le dos à l’Union soviétique, profondément désillusionné aussi bien sur le plan humain que politique.
Dès sa rentrée en Allemagne, il fut arrêté à nouveau. On lui reprocha d’avoir conspiré à la haute trahison. Il fut détenu jusqu’au mois de février 1939. Au mois de mai 1940, on le convoqua au service militaire au sein de la Wehrmacht. En 1946, il rentra de la captivité russe en tant que prisonnier de guerre, résidant jusqu’en 1950 dans la zone d’occupation soviétique.
Ayant été sous observation depuis 1947 déjà, il fut arrêté à nouveau le 19 décembre 1950. Le tribunal militaire suprême le condamna à 25 ans de travail forcé, dans le camp de Vorkouta en Sibérie. Par rapport au jour de son arrestation, il dit une fois: «Ce jour-là, je savais que je devais être courageux. Et je l’étais.»
Des années difficiles s’ensuivirent, à Vorkouta. Des prisonniers font état de cette époque en disant qu’Erwin Jöris les avait encouragés à tenir bon et rester forts.
En 1955, Konrad Adenauer imposa de relâcher les prisonniers allemands.
Aussi, Erwin Jöris, peu de temps après, se retrouva-t-il à la porte de sa demeure, disant à sa femme: «Me revoilà!» Profondément liée à son mari, elle l’avait attendu, persuadée qu’il reviendrait.
Le 12 décembre 1955, Erwin Jöris était arrivé à Berlin-Est, dont il était originaire et où il devait retourner. Le 14 décembre 1955, il gagna le territoire de la République fédérale à l’ouest, persuadé qu’on ne le laisserait pas en repos et qu’on viendrait encore le chercher. Sa femme courageuse l’accompagna.
On leur alloua un appartement, à Cologne, où ils vécurent désormais.
En 2005, Gerda Jöris décéda. Ce fut un coup dur pour lui. Gerda Jöris avait été une femme chaleureuse, ouverte et bienveillante. Elle avait aimé profondément son époux, se trouvant tout le temps à ses côtés. Chaque jour, elle participait à neuf aux événements auxquels il était exposé.
Erwin Jöris est l’exemple admirable de ce qu’un être humain est capable de défendre, avec un esprit combatif, sa liberté et sa dignité même dans les situations les plus difficiles. Exposé à de nombreuses attaques contre son intégrité physique et psychique, qui étaient lourdes, il n’a jamais cédé, n’aliénant même pas un millimètre de ce qui était sa substance intérieure.
Jeune communiste bien formé sous Hitler, il défendit publiquement ses convictions politiques de manière intrépide, tout comme il le fit plus tard en critiquant la Russie sous Staline. Il ne manquait aucune occasion de mettre à nu la violence et l’idéologie dictatoriales.
Participer sans préjugés à des dialogues ouverts, avec un souci d’équité, cela lui était naturel depuis l’époque politique dans le Berlin de l’avant- et l’après-guerre et lui resta tout aussi évident plus tard en Union soviétique.
Ce dialogue dans un esprit d’égalité, il le pratiquait chez nous, à la Table ronde, comme partout ailleurs. Il disait à maintes occasions: «Cela ne m’intéresse guère que quelqu’un soit de droite ou de gauche. Je m’intéresse à ce qu’il dit.» Son intérêt enversautrui était en effet sans bornes.
Celui qui a fait sa connaissance personnelle a connu un être humain ayant préservé, en dépit de toutes les persécutions et arrestations dans des Etats totalitaires, un esprit indépendant et libre. Plein de franchise et d’ouverture, il discutait avec tout le monde, restant honnête envers lui-même et celui qui ne partageait pas ses avis politiques. Sa faculté de dialoguer dans un esprit ouvert et honnête – même à l’égard du juge qui l’avait condamné du temps des nazis – lui permettait de reconnaître vite et avec beaucoup de sûreté à qui il avait affaire. Les jugements sommaires et les considérations superficielles lui étaient étrangers. Son savoir historique profond et la connaissance précise de la situation existante étaient la base de son analyse politique, toujours nuancée, portant aussi bien sur le passé que sur l’actualité. Dans son livre «Ein Leben als Verfolgter unter Hitler und Stalin» [Ma vie de persécuté sous Hitler et sous Staline], il déclare ceci: «Comme j’ai connu les deux dictatures, je m’engage aujourd’hui encore, partout et toujours, pour que ni la dictature brune ni celle de couleur rouge ne reviennent. Voilà ma tâche jusqu’à ma fin.»
Erwin Jöris accomplissait cette tâche lors de ses conférences, dans ses publications, à la radio et à la télévision, dans ses entretiens personnels, dans de nombreuses cours d’école et dans son livre, enjoignant son auditoire et ses lecteurs d’observer les évolutions sociales et politiques et d’agir à temps.
Il était toujours fascinant de voir avec quelle intensité, lors des cours à l’école, les élèves des différentes classes l’écoutaient et discutaient avec lui. Ils étaient reconnaissants d’avoir l’occasion de rencontrer un témoin de l’époque qui, persécuté sous Hitler et Staline, s’était toujours engagé, de manière intrépide, pour ses idéaux, et ils ressentaient cette ferme volonté, de défendre sa propre liberté dans n’importe quelle condition et de lutter en même temps pour celle d’autrui, une volonté qui se retrouve tout au long de sa vie comme un fil rouge. Ils sont nombreux à être revenus et à revenir toujours à Erwin Jöris, se souvenant de lui.
Dans une école située aux environs de Siegen, les élèves, après avoir écouté Erwin Jöris, ont aménagé spontanément toute une salle à la mémoire d’Erwin Jöris, y documentant toute sa vie.
Durant les dernières semaines avant sa mort encore, une bachelière lui rendit visite, l’interviewant dans le cadre d’un exposé sur les camps de concentration. Elle le quitta profondément impressionnée de son attitude envers la vie, du fait qu’il racontait toujours, en dépit de toutes les attaques sur son intégrité physique et psychique, quelque chose de positif et d’encourageant, constitution mentale qui la laissait profondément admirative.
Oui, en effet, Erwin Jöris prenait comme tâche personnelle de s’engager, jusqu’à la fin de ses jours, à ce que la dictature ne revienne plus – une tâche qu’il a accomplie.
Erwin Jöris laisse de profondes traces auprès de la jeunesse – et auprès de nous.
Aujourd’hui, il s’agit de faire nos adieux à notre ami Erwin Jöris. Il laisse un vide profond. Son action, sa franchise, son esprit d’égalité dans les débats, son engagement pour la liberté et la démocratie, son dévouement envers la vérité, sa pertinence dans l’analyse, son courage vital et son attitude devant la vie – tout cela était et nous reste un modèle. Ce sera un honneur pour nous de nous référer à son héritage.
Nous sommes pleins de gratitude d’avoir eu le privilège, des années durant, de pouvoir vivre en compagnie d’Erwin Jöris, proches de lui et ouverts à son enseignement.

Heidrun Vogel, participante à la Table ronde, Cologne

(Traduction Horizons et débats)

En commémoration d’Erwin Jöris

Ils sont peu nombreux, les êtres humains à avoir sciemment vécu la totalité du siècle précédent, ceux qui ont appris à leurs dépens ce que c’est que la guerre et la dictature, ceux qui ont été touchés par la faim, la détresse et la répression politique. Erwin Jöris, décédé le 17 novembre 2013, à Cologne, peu de semaines après son 101e anniversaire, en faisait partie.
Erwin Jöris est issu d’une famille «prolétaire», passant sa jeunesse dans des conditions précaires. Face à ces conditions, il est tout à fait compréhensible que son père fût communiste. Il était convaincu qu’un système communiste allait améliorer les conditions existentielles en Allemagne. Encouragé par son père, Erwin rejoignit tôt la Ligue des jeunes communistes dans les rangs de laquelle il combattit le nazisme naissant à l’époque de la République de Weimar. Lorsque les nazis prirent le pouvoir, Jöris fut incarcéré, peu de temps après, dans un camp de concentration. Relâché, les camarades le firent gagner, clandestinement, le territoire de l’Union soviétique où il vécut pendant plusieurs années. Mais bientôt, il se rendit compte que le système soviétique ne valait pas mieux que le national-socialisme, c’est pourquoi il fut «évacué» dans la région de l’Oural. Là, il travaillait dans une usine de fabrication de machines. Juste avant le début de la guerre, il regagna, par des voies aventurières, l’Allemagne. Une fois la guerre éclatée, il fut aussitôt convoqué en tant que soldat, se retrouva prisonnier de guerre en Russie mais réussit à rentrer, indemne, à Berlin. Au cours de l’année 1950, il tomba aux mains du service de renseignement russe. On l’inculpa de propagande antisoviétique et de «trahison auprès du prolétariat», et on le condamna à 25 ans de travail forcé. A l’instar de beaucoup d’autres combattants de l’opposition de la RDA, il fut déporté à Vorkouta, situé à 160 kilomètres au nord du cercle polaire. Andreas Petersen a documenté tout cela dans le livre intéressant à lire «Deine Schnauze wird dir in Sibirien zufrieren» («Ta gueule va geler en Sibérie!»). Zeit-Fragen a également soulevé son cas à maintes reprises; il y a peu d’années encore Erwin Jöris tint une conférence dans le cadre du congrès «Mut zur Ethik», qui a reçu de vifs applaudissements. Son sort tourna quand il fut relâché pour regagner l’Allemagne, suite à la visite du chancelier allemand, Konrad Adenauer, à Moscou, au cours de l’automne 1955.
Qui a pu rencontrer Erwin Jöris dans le camp gardera de lui un souvenir inoubliable. Or, Erwin Jöris ne s’en prit pas à son destin. En dépit de la charge épouvantable qui pesait sur les prisonniers, causée par le travail dur, la faim et la séparation de la patrie avec laquelle les prisonniers du Goulag ne devaient pas entrer en contact, et en dépit des excès de froid – Erwin Jöris garda son humour. Pendant tout ce temps, il maintint sa «gueule berlinoise», susceptible de donner aux camarades, malgré leur situation désespérée, du courage, de l’espoir et de la volonté à tenir bon. En effet, il était «ein guter Kamerad»,1 dans le sens le plus pur de la notion du terme. Ayant appris le russe, les premières années de son séjour en Union soviétique, il était capable de bien communiquer avec les Russes, les Ukrainiens et les hommes d’autres nationalités se trouvant dans le camp. Il défendait toujours son avis à lui. Il était un homme sincère.
Après son retour du Goulag, Erwin Jöris vécut et travailla à Cologne. A partir de là, il maintint ses rapports avec les anciens camarades prisonniers du camp qui, le 5 octobre 2013, purent encore le féliciter de son 101e anniversaire. Ils se retrouvent tous dans la grande douleur da la perte de cet être humain digne d’être aimé. Ils pleurent un grand témoin de l’époque avec lequel les entretiens étaient toujours très enrichissants.

Werner Gumpel, professeur d’université

1    («un bon camarade») citation d’une chanson très connue en Allemagne, sur le texte d’une poésie de Heinrich Heine qui fait les louanges de la bonne camaraderie, ndt.